(Presque) au bout du voyage (été #6)

Photo : À Beppu, au château de Kannawa (Japon, juin 2019).
Nous avons enlevé nos chaussures pour entrer dans le château, comme il se doit ici. En sortant, je les ai trouvées toutes alignées et bien rangées comme sur la photo. J’ai pensé que c’était l’œuvre du Marcass’, ce gros psychopathe, mais non. Quelqu’un d’autre que le désordre incommode les avait rangées pour nous. C’est ça aussi, le Japon !

 

Cette semaine, on se prépare doucement à rentrer. Déjà…

Tout l’été sur le blog, je vous propose de replonger dans notre voyage au long cours Asie Pacifique. Trois ans se sont écoulés depuis notre retour du bout du monde. Trois ans c’est long pour celui qui attend mais si court pour celui qui veut changer sa vie…
À présent que les marées ont effacé nos inquiétudes et nos points d’interrogation, ne reste sur le sable que le récit joyeux de nos aventures parfois périlleuses… Juste ce qu’il faut pour vous donner envie de lire et rêver cet été !

 

Je dédie ce sixième et dernier article extrait de mes archives à Mickaël (c’est mon mari), avec qui je suis allée au bout de ce voyage presque autour du monde avec nos trois enfants qui avaient alors 5, 7 et 9 ans.

Mickaël est un puits de sagesse et il a toujours plein de phrases très justes, très censées, que mes copines retiennent mieux que moi qui reflètent sa façon de voir et d’avancer dans la vie. Mais cet été, à part me dire que si j’étais une superhéroïne je serais Harley Quinn, il a dit quelque chose d’étrange, quelque chose qui ne lui ressemble pas, qui serait plutôt sorti de la bouche de mon pote Arnaud – dont je vous parlais déjà dans cet article d’il y a trois ans sous les termes l’un de mes amis très proches, ou encore mon ami philosophe. Et donc cet été mon mari a dit, à la Arnaud-like :

« C’est en touchant le sol que j’ai compris que je tombais. »

Hein ? Quoi ?? Je ne me souviens plus. Comment, pourquoi, ce qui s’est passé juste avant… Mon mari non plus. Je garde néanmoins cette phrase mystérieuse, échappée de son contrôle. Peut-être que c’est à vous qu’elle révélera ses secrets ?

 

J’ajoute une chanson, pour accompagner mon propre plongeon. La musique donne du relief et de la couleur à chacun de mes souvenirs. Elle est tellement omniprésente dans ma vie qu’il suffit de quelques notes pour me transporter dans un moment de mon passé.

Pendant tout le voyage – et particulièrement en Australie et en Nouvelle-Zélande parce que, cette chanson choisie par Mickaël pour moi a été celle de notre réveil tous les matins dans le cametard pour décoller des campements – pendant tout le voyage donc, j’ai écouté Big Jet Plane, d’Angus et Julia Stone. NOUS avons écouté, pardon.
Aujourd’hui, les enfants ne peuvent pas entendre les premières notes de cette chanson, comme les 22 autres de notre B.O. du voyage, sans demander avec une certaine nostalgie :

– Hey maman (ou : hey le Pap’), tu te souviens en voyage quand…

 

Angus and Julia Stone, Big Jet Plane, album « Down the way », 2010.

*****

 

[Article initialement publié le 15 juillet 2019 dans la rubrique VIVRE < En chemin.

Retrouvez toutes nos mini-vidéos de voyage ICI.]

 

Écrit par Maman Ourse en Malaisie

 

Nous rentrons en France dans trois semaines aujourd’hui.

La Petite Souris (10 ans) trépigne : elle en a marre du voyage, elle veut rentrer à la maison.
Dans son sillon, le Grand Lièvre (8 ans) a posé un plus discret mais non moins signifiant :

– Ça va là, on l’a quand même bien vue, l’Asie…

Et moi aussi, j’ai le sentiment d’être arrivée au bout de notre voyage.
Ma faim d’ailleurs et de nouveaux paysages est comblée. Pour combien de temps je ne sais pas, mais ça veut dire qu’elle a un fond déjà. Ça me rassure.

Pour le moment, on dirait que ma bouche a assez goûté, mon nez assez senti, mes oreilles assez entendu, mes yeux assez vu.

Tout ce monde-là a besoin de se reposer.
Restent mes mains…
Je me sens physiquement affaiblie. Peut-être une nouvelle crise de dengue comme au Vietnam, peut-être « juste » l’épuisement lié au voyage. Avec en sus un torticolis retors qui m’oblige à porter un tour de cou militaire sous une chaleur telle que vous en avez connue en France fin juin (en plus moite).

 

Avec la Petite Souris sur le pont du bateau, dans la Baie de Bai Tu Long (Vietnam, mai 2019).

 

Retourner en Asie du Sud-Est après le Japon est compliqué. Même dans des grandes villes comme Hong Kong, Singapour, et même dans des petites villes comme ici en Malaisie. Je ne ressens plus l’excitation et l’enthousiasme de la découverte.
Je suis trop fatiguée. On est tous très fatigués.
J’hésitais à l’écrire ici à cause de :

– Quoi ?? Tu rentres de un an de vacances et t’es fatigué(e) ?!

Oui mais. C’est toute la différence entre un voyage et des vacances. Une des grandes différences. Peut-être plusse qu’une différence d’ailleurs, une opposition intrinsèque, une opposition de nature.

Et nous sommes épuisés.

Le Marcass’ (6 ans) et Papa Écureuil ont chacun une otite surinfectée, c’est ce qui se passe quand on a de toutes petites oreilles avec de tous petits conduits. Ainsi nous poursuivons notre tour du monde des hôpitaux. Le dimanche souvent. Ou le 1er mai. Ou le 14 juillet, comme hier à Malacca.

 

Hier à Malacca, sur les quais de la Rivière Malacca (Malaisie, juillet 2019). Le Grand Lièvre s’est enroulé sur une bitte d’amarrage et a déclaré qu’il n’en bougerait plus. « J’en ai marre, je suis fatigué de marcher, alors c’est décidé : je ne ferai pas un pas de plus ! ». Daz coo, a répondu Papa Écureuil, flegmatique. Avant de prendre la photo.

 

Heureusement, dans quelques jours, nous retrouverons la famille québécoise que nous avons rencontrée au Laos sur le Mékong. Vous vous souvenez ?
Édith, Gabriel et leurs trois garçons.
Je me réjouis à l’idée de les serrer dans mes bras et de réentendre leur accent. Ils sont la lumière de notre fin de voyage !

 

Pakbeng, où nous avons passé la nuit entre nos deux jours de navigation sur le Mékong avec Édith, Gabriel et leurs trois garçons (Laos, mars 2019).
 
Où nous en sommes

Au-delà de notre désir de rentrer à la maison – « qui est en fait très positif, dit Papa Écureuil, sinon tu te pends en reprenant le travail » (et les procès de France Telecom ne sont pas finis…) – nous observons ces dernières semaines avec plus de hauteur.
Nous remarquons ce qui a changé, en chacun de nous. Ce qui a grandi, ce qui s’est révélé.

Je prends conscience personnellement, à travers le manque de ceux que j’aime et ma joie de revoir Édith et Gabriel, que j’ai besoin de l’amour de mes amis. Besoin de respirer un autre air que celui de notre huis-clos familial à cinq.

Ce n’est pas le Huis-Clos de Sartre mais enfin c’est quand même un huis-clos, et moi j’étouffe vite !

L’ailleurs est un cheminement vers l’autre, l’inconnu, en même temps qu’une descente au plus profond de soi-même, tout aussi inconnu. Le voyage est une source intarissable d’étonnements et de remises en question. Mais c’est aussi risqué et parfois douloureux.
Je le savais, ce n’est pas une révélation que je vous fais. J’en avais même parlé ici, dans C’est quoi, partir ?

 

En kayak avec le Grand Lièvre sur le lagon, devant le récif, à Moorea (Polynésie Française, janvier 2019).

 

On ne peut pas dire de moi que je suis quelqu’un qui s’installe dans le confort ou qui se repose sur ses acquis. Qui se repose tout court. Je pense que c’est même ce qui est le plus fatigant à vivre avec moi, mais bon je ne suis pas la mieux placée pour en parler.
Il n’appartient pas au poulet d’apprécier sa sauce, etc.
Cependant, je découvre en creux avec le voyage que le confort n’est pas toujours négatif.

Je découvre que, moi, j’ai eu envie de confort. Et quand on en a eu, je l’ai apprécié.

Confort n’est pas synonyme de résignation ni de compromission. Il n’empêche pas forcément de choisir la vie libre que l’on veut mener parce qu’il nous lie les poings, comme je l’ai toujours cru depuis que j’ai lu il y a vingt-cinq ans la fable Le Loup et le Chien.

 

La Petite Souris a deux mois et demi. Hasta siempre ! (mai 2009).

  

Le Loup et le Chien
(Fable de La Fontaine)

Un loup n’avait que les os et la peau
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le mâtin était de taille
À se défendre hardiment.

Le loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint qu’il admire.
« Il ne tiendra qu’à vous, beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui répartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d’assuré ; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin. »

Le loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?
– Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens
Portant bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire.
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons,
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. »

Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
« Qu’est-ce là ? lui dit-il – Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose.
– Mais encore ? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché ? dit le loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ?
– Il importe si bien que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Cela dit, maître loup s’enfuit et court encor.

 

Photo prise depuis les murs de la prison de Tuol Sleng, à Phnom Penh (Cambodge, février 2010).

 

Je comprends aujourd’hui que la liberté et le risque ne sont pas une garantie pour être heureux. Ils font se sentir vivant(e) et je les aime, mais j’apprends aussi que le choix du chien n’est pas nécessairement celui d’un vaincu. Tant qu’il est un véritable choix.
Je réalise, à mon âge, que le confort n’est pas condamnable en soi et qu’il n’empêche pas non plus systématiquement de réfléchir. Parfois même c’est l’inverse : il peut aider à penser, quand tout est vraiment trop mélangé et le corps trop fatigué.

L’idée nouvelle qui me vient en ce moment, timide et sur la pointe des pieds, c’est :
Peut-être que ce n’est pas parce qu’on se pose qu’on est mort. Finalement.

Même la stabilité, la routine, les plaisirs simples qui sont pourtant si compliqués pour moi, une épaule sur laquelle m’appuyer et fermer les yeux pour me reposer, je veux bien TOUT.

 

Rizières de Jatiluwih, près de Ubud (Bali, novembre 2018).

 

L’un de mes amis très proches – qui malheureusement n’aura pas de tee-shirt I ♥ SG à se mettre à la rentrée – et volontiers philosophe à ses heures, a dit un jour :

– Si t’as un quotidien, c’est fatal que t’aies des problèmes du quotidien.

Méditez là-dessus. C’est profond. Non, vraiment.

En voyage au long cours, il y a des choses qui reviennent, bien sûr. Il faut toujours manger, dormir, laver du linge, régler des conflits entre les enfants. Mais on ne peut pas dire que l’on ait un quotidien vraiment. Pourtant j’ai souvent repensé à cette phrase (comme quoi elle est profonde).
Parce qu’en voyage, on a des problèmes de voyage. De moustiques, d’eau potable, de saleté, de jours d’attente, de pas de douche, pas de clim, ou pire : pas de wifi…

 

Le Marcass’ et mon ami philosophe sur un long-tail boat, de retour de Railay Beach (Thaïlande, mars 2019).
Où en sont les babi

Les babi ont d’autres sujets d’étonnement et de questionnement que nous, chacun à sa façon.
Le Marcass’ a dit :

– On a vu le plus grand Bouddha assis (à Nara, au Japon), le plus grand Bouddha allongé (à Bangkok, en Thaïlande), on n’a pas vu le plus grand Bouddha debout.

À quoi le Grand Lièvre a ajouté :

– Et le Bouddha qui met ses doigts dans le nez, on le cherche toujours…

Les babi grandissent, ils changent, mais ils restent eux-mêmes avec leur personnalité bien affirmée.

En ce lendemain de fête nationale, Papa Écureuil souligne que notre patriotisme se borne à ce que nous avons « fait » la devise de la République Française :

Chouch c’est la liberté, Garance l’égalité, et Lulu la fraternité.

(Lire entre les lignes : We did the job. On s’arrêtera là. Merki.)

 

Égalité, Liberté et Fraternité étaient en train de sécher… (Tikehau, Polynésie Française, janvier 2019).

 

C’est devenu vraiment facile de voyager avec les babi.

Nous n’avons pas de quotidien, pas de routine, nous faisons halte en sachant que nous ne sommes que de passage, mais ils sont à l’aise en voyage maintenant. Partout. Ils répondent enfin en regardant dans les yeux quand les gens leur parlent en anglais. Pas en nous regardant NOUS et en se tortillant parce qu’ils se sentent trop mal, gênés de ne pas comprendre. Alors qu’il y a tant de choses dans la vie qu’on ne comprend pas. Même quand on est adulte. Même quand on parle anglais. Tant de choses qui nous échappent…

Et si on acceptait de ne pas comprendre ? Si on traversait la forêt ?

L’important c’est d’avoir du courage.

Cette phrase, ils en ont marre de l’entendre, souvent. Mais c’est ce que je pense, et comme ils vivent avec moi, ils l’entendent. Du courage, même si on ne comprend pas, même si on ne sait pas ce qui est juste ou pas. Du courage, même si on a peur.

 Hier à l’hôpital de Malacca, Chouch a répondu tout seul aux questions en anglais de l’infirmière.
My name is Marcel. I am six. Et j’vais t’éclater les dents si tu touches mon oreille.

 

Balade dans la forêt le long de Kennett River sur la Great Ocean Road (Australie, novembre 2019).

 

Ils marchent quand on leur dit (la rengaine de tous les jours) : on y va les babi.
Ils prennent sur eux, ils se mettent dans leur tête. Ils s’inventent des jeux pour ne pas s’ennuyer ou pour oublier qu’il fait si chaud. Ils ramassent des bâtons, des feuilles et d’autres trucs pour préparer un curanto, comme dans Mouk au Chili.
(Moi non plus je savais pas ce que c’est un curanto, mais d’après ce que les garçons m’ont expliqué, j’ai compris que c’est un plat qui se cuit sur un volcan. Un peu comme le ma’a Tahiti en Polynésie ou le hangi des Maoris. Voire la steam food à Beppu au Japon.)

Les babi ne s’inquiètent plus de où on va dormir ce soir, est-ce qu’on est perdus, ou si on va manger le midi (en ce moment souvent non, comme on mange déjà tard le matin).

Le pas-de-dessert-pas-de-goûter qui était si difficile pour eux au début est désormais complètement acquis. On n’y pense même plus. De temps en temps on a des phases où on leur achète des tablettes de chocolat et ils en ont trois carrés (= une rangée) chacun tous les soirs. Youhou, c’est foufou ! Noir pour le Marcass’, au lait pour la Petite Souris. Le Grand Lièvre alterne, un coup l’un, un coup l’autre. La versatilité, c’est le principe de vie des gauchers… 😝

Mais ils ne réclament pas.
Ça ne veut pas dire qu’ils ont oublié ce que c’était un goûter, à la « Wendy, c’est quoi une maman ? » de Peter Pan, mais enfin ils ont intégré que je vais pas sortir une tartine de purée d’amandes complètes de ma poche, clac comme ça.

 

Feu de bois pour curanto collectif sous 35 degrés, le long de la Rivière Singapour (Singapour, juillet 2019).

 

Ils en parlent quand même entre eux, surtout la Petite Souris et le Marcass’. Ils rêvent à ce qu’ils pourront de nouveau manger quand on rentrera à la maison… Et pourtant, n’allez pas croire qu’ils étaient contents de ce que je leur servais à manger quand on était à la maison !!!
C’est l’éloignement qui crée la nostalgie. L’absence. Le manque.

Un peu comme quand tu ne te sens jamais aussi Français(e) que quand tu vis à l’étranger pour longtemps, ou même une année.

De loin, tu vois mieux ce que tu aimes en France, ce qui t’est cher, quand de près tu vois surtout ce qui t’agace. Les montagnes de poules en chocolat dans les supermarchés à Pâques par exemple. Je dis ça parce que c’est la première chose qui me vient à l’esprit, à cause du chocolat dont je viens de parler sans doute, et d’y penser je suis déjà énervée.  🙁

Mais bien sûr ce n’est qu’une « petite chose ». Il y a des milliers de situations d’énervement possibles. Mais il y a aussi des milliers de façons d’apprécier comment on fonctionne en France.

Là le premier exemple qui me vient, totalement imprégné de ce que je vis en Asie depuis des mois, c’est qu’en France, quand c’est non, c’est non. Tu ne dis pas oui alors que tu n’as pas compris, ou que tu sais pertinemment que ça ne va pas être possible, mais comme tu peux pas dire non, tu dis oui. Ben non. Moi je dis non.

 

Liberté, Égalité et Fraternité devant la bibliothèque des enfants à Hiroshima (Japon, juin 2019). Ils ne faisaient pas la gueule, ils prenaient la pause des trois amiraux de la Marine dans One Piece. Moi non plus je ne connais pas mais vous n’avez qu’à cliquer sur Le pays des manga !

 

Le Grand Lièvre ne parle pas trop de ce qu’il aimerait manger – à part son poulet rôti français.
Il est trop occupé avec tout ce qu’il pense dans sa tête de gaucher déjà. Ses calculs de cailloux sur le trottoir, le nombre exact de dents du requin-tigre, la vitesse de rotation de la Terre, et autres trucs qui m’échappent (et que je ne cherche même pas à attraper, surtout pas, t’es malade ou quoi ?).

Au Japon, il s’est levé un matin dans son pyj’ pyj’ trop petit taché de la sauce tomate indélébile des pâtes qu’on mangeait en Australie, et il m’a dit :

– Maman, si on voulait passer un mois dans chaque pays, ça nous prendrait seize ans pour faire le tour du monde.

Moi j’ai pas de pyj’ pyj’ et j’ai pas le cerveau en fusion qui va avec non plus.
J’ai dû avoir l’air hagard et le regard vide parce qu’il a soufflé, puis il a daigné ajouter, à mon intention :

– Comme il y a 192 pays.
– Ah ah, j’ai fini par lâcher parce que je voyais bien qu’il attendait une réponse.

Il me fallait gagner du temps pendant que j’essayais de mettre en branle les rouages de mon cerveau embrumé. 192 pays oui. 16 mois, un an ? En moins d’une seconde ? Non c’est pas ça… c’était quoi déjà ? Il a dit quoi ?

Mais le temps est écoulé. La patience du Grand Lièvre limitée.

– Pfff… Si on passe une semaine dans chaque pays, on mettrait quatre ans à faire le tour du monde, oui ?* Mais une semaine c’est pas beaucoup pour rester dans un pays, donc si on passait quatre semaines, ça ferait un mois dans chaque pays, et ça nous prendrait seize ans pour faire le tour du monde.
– …
– …
– …
– Bon. Je peux prendre la tablette le temps que vous vous réveilliez ?

 

* C’est Papa Écureuil qui avait dit la veille à Lu que si on passait une semaine dans chaque pays, on mettrait quatre ans à faire le tour du monde. Nan mais l’enfant c’est pas Rain Man non plus !

 

Lulu au saut du lit, devant le petit-déjeuner raffiné du ryokan traditionnel de Kurokawa onsen (Japon, juin 2019).

 

De manière générale, par rapport au début du voyage, les babi se plaignent très peu. Du moment que :

1/. Ils peuvent lire sur la liseuse (Garance) ou sur la tablette (Lu).
On télécharge les livres en version électronique. Après Harry Potter, il y a eu des récits de la mythologie grecque, puis La Guerre des Clans, de Erin Hunter, pour le Grand Lièvre, et Les Colombes du Roi-Soleil, d’Anne-Marie Desplat-Duc, pour la Petite Souris. D’ailleurs, vu le nombre de tomes ça commence à nous coûter une blinde, vivement le retour à la bibliothèque !

 

La Petite Souris sur SA liseuse à Hanoï (Vietnam, mai 2019). Elle dit « Où est MA liseuse ? » alors qu’à la base Papa Écureuil l’a achetée pour moi mais bon. J’aime pas la liseuse.

 

2/. Ils peuvent regarder tous les jours au moins deux épisodes des Cités d’or. (D’où l’importance du wifi 😉 )
Ils sont super fans des Cités d’or. Moi j’avais le souvenir que tout se passait dans les Andes et sur les terres incas, mais pas du tout. Il se trouve que lorsque nous étions au Japon, sur l’île de Kyushu, au même moment exactement, Esteban et ses amis cherchaient « une cité d’or sous la mer, sous un volcan, en face de Kagoshima, tout au sud de Kyushu », me dit Lulu. Donc c’est folie, voyez !

Je ne sais pas où est Kagoshima mais le Grand Lièvre a dessiné la carte du Japon donc il sait avec certitude de quoi il parle.

 

Les babi en yukata devant Les Cités d’or sur leur tablette, après le bain dans les onsen et avant le dîner au ryokan traditionnel de Kurokawa onsen (Japon, juin 2019).

 

Le Marcass’ se plaint un peu plus que les autres (j’t’explique même pas quand il a une otite) parce qu’il ne sait pas lire. C’est le problème. Prenez le temps de bien y réfléchir si vous envisagez un tour du monde avec vos enfants. Savoir lire est un élément essentiel de la vie ensemble 24/24. À cause des plages de solitude rêvée qui s’ouvrent alors pour chacun.

Donc avec le Marcass’ (qui ne sait pas lire), on teste un outil qui marche bien et que l’on ne s’est jamais autorisés à essayer auparavant, avec nos autres enfants.

Cet outil s’appelle le chantage. Ou la menace, si vous préférez.

Il consiste à dire par exemple :

– Marce, on a trois heures de route à faire. Si je t’entends geindre dans mes oreilles que c’est trop looong, que t’en as marre, ou que tu chai pas quoi faire, ça va m’énerver. Et si je suis énervé(e), j’aurai pas envie de te laisser regarder un dessin animé ce soir. Tu comprends ce que je veux dire ?

L’enfant hoche la tête. Il comprend très très bien ce que tu veux dire.

Je sais, c’est moche. World of shit, comme chante Mark-Oliver E. qui est un peu l’idole de Papa Écureuil.

Eels, World of shit, album « Souljacker », 2001.

 

Mais vous savez quoi ? Ça marche !
Avec les autres on ne le fait pas, mais avec lui, le Marcass’, ça marche super. Beaucoup mieux que quand tu dis par exemple :

– Les babi, on a trois heures de route à faire. Ça va peut-être sembler un peu long, alors ce serait cool que chacun y mette du sien pour que ça se passe bien. D’accord, les loulous ?

Non, le Marcass’ n’est pas l’enfant du Blond. Le Marcass’ est l’enfant de moi.
Donc heureusement qu’on a trouvé quelque chose qui marche, même quelque chose de moche, parce que je n’aimerais pas me priver du moment où ils regardent à la suite trois épisodes de 20 minutes de dessins animés. Et des fois quatre. Cinq. Six épisodes. On a lâché un truc, là. On va peut-être le regretter… Mais on est (presque) au bout du voyage !

 

Le Pap’ et le Marcass’ le long du Mékong à Vientiane (Laos, mars 2019).

 

Il y a aussi Ranma sur la tablette (celle de Tatem et son alouette, vous souvenez-vous ?).
La Petite Souris avait déjà lu tous les manga de Ranma avant notre départ, mais le Marcass’ découvre en dessin animé (puisqu’il ne sait pas lire, je vous ai déjà dit à quel point c’est un problème ?). Il adore.

Pendant les longs trajets, quand il reste étonnamment calme sans qu’il y ait eu l’ombre d’une menace (ou d’un chantage, vous avez saisi) de notre part, on lui demande si ça va et il répond :

– Ça va, ça va. Je pense à Ranma.

Je ne connais pas, personnellement. Je n’ai jamais lu, jamais vu. MAIS : I ♥ Ranma.

Le Marcass’ ne réclame pas spécialement de rentrer à la maison. Il demande toujours : « on rentre à la maison ? » pour dire « on rentre à l’hôtel ? ».

Et il est au taquet le matin quand il s’agit de se saquer à 5h pour aller au zoo, faire du taï chi ou s’envoler pour le pays des onsen.

 

Le Marcass’ et le Grand Lièvre aux Gardens by the Bay (Singapour, juillet 2019).

 

C’est pas le même 7h du matin que pour Lulu les jours d’école. Et quand je dis 7h, je veux dire 7h15. 7h30. 7h45. Puis il est 8h, c’est ce qui se passe avec le temps, il ne s’arrête pas pour t’attendre. Alors c’est à la tractopelle que tu le sors du lit, le Grand Lièvre.
Je sais ce que je vais retrouver à la rentrée. Il ne sera plus question de 192 pays à ce moment-là. Juste : qu’est-ce qui est le plus facile à avaler en courant marchant très vite sur le chemin de l’école, une tartine de pain complet ou un pain au lait industriel ?

Heureusement, il reste encore un peu de temps…

 

Le Grand Lièvre et le Marcass’ sur la plage de Christies Beach, au sud d’Adélaïde (Australie, décembre 2018).

 

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Et vous, comment vous vous sentez quand vous rentrez de voyage ou de vacances ?