La déception & moi

Photo : C’était juste après Noël, l’année dernière (Collioure, décembre 2019).

 

Attention, c’est du lourd et de l’intime que je partage avec vous aujourd’hui. Et si je choisis de le partager haut et fort, c’est parce que je cherche du soutien.
Je vous parle de moi et je cherche à savoir comment vous faites, vous, avec la déception. Avec la vie qu’on dit « réelle ».

La déception ne vient pas d’une circonstance extérieure objective. Elle est une émotion qui naît du décalage entre ce à quoi l’on voudrait s’attendre, ce que l’on souhaite, et la réalité.

Elle est un problème pour moi parce qu’elle me fait mal. Genre mal comme mal. Vraiment mal.
Elle éteint d’un coup toutes les étoiles qui scintillent en moi et ensuite je la traîne pendant des semaines et des semaines, elle me colle au cœur et je n’arrive pas à m’en détacher. Enfin, je finis par y arriver parce que je suis une optimiste – et c’est à la fois ce qui me sauve et ce qui m’expose à de nouvelles déceptions, j’y reviendrai plus loin – mais il m’en reste toujours de la poussière d’étoile âcre et froide sur la langue.

 

Je vais essayer d’expliquer tout ça mieux. Ça fait des mois que j’y réfléchis, que je m’efforce de comprendre ce qui se joue là pour moi, et plus je descends plus c’est escarpé…

 

 

Les émotions difficiles

Pour commencer, il paraît que dans la vie c’est 50/50.
Notez que je ne lance pas un débat : c’est acquis (ou ça devrait), c’est comme ça, c’est la vie.
50/50 d’événements que l’on considère comme positifs ou négatifs.
50 d’émotions agréables, joie, bonheur, et 50 d’émotions horribles, tristesse, darkness.
Chez les gens aussi, 50/50. 50 de qualités qui nous plaisent, 50 de défauts qui nous blessent.
Le monde est 50/50. En moi aussi donc, 50/50. De lumière, d’obscurité.

Dans ce 50/50, des émotions qu’on qualifie de « négatives » parce qu’elles sont désagréables, il y en a plein : la douleur, la tristesse, la déception, l’abandon, le dégoût, la colère, la jalousie, la peur, la honte, la culpabilité, la solitude…

Chacun de nous ne vit pas ces émotions de la même façon, ni avec la même intensité.
Chacun de nous n’éprouve pas les mêmes difficultés dans chacune de ces émotions.

 

Je suis quelqu’un de très spontané (spontané, c’est le mot gentil pour ne pas dire impulsif) qui exprime facilement et ouvertement ses émotions, positives comme négatives. Je ne garde pas des vieux dossiers qui moisissent à l’intérieur.
Par conséquent, si je suis en colère, je l’exprime oralement avec des mots, immédiatement, et souvent de manière assez vive… Ce n’est pas forcément facile à vivre pour ceux contre qui se dirige mon courroux, mais moi, en ce qui me concerne moi, j’ai pas de problème avec la colère.

Contrairement à la déception, c’est une émotion négative que je supporte bien. Elle ne m’est pas agréable pour autant, si je pouvais choisir je préfèrerais ne pas la ressentir et piocher la joie, mais quand elle vient, elle n’éteint pas mes étoiles. Elle allume tout en rouge flamboyant, elle s’agite, elle occupe le devant de la scène pendant un moment, et puis elle s’en va. Allez salut, merci de m’avoir reçue, à la prochaine !

Quand elle est partie, je dois balayer et remettre les choses à leur place mais je remarque que rien n’a été cassé ou arraché.

 

Bande-annonce du film d’animation Vice-Versa (2015), qui personnifie cinq de nos émotions de base : Joie, Tristesse, Peur, Dégoût et Colère. Par la même équipe d’auteurs Pixar qui a réalisé cet autre film d’animation que j’ai adoré : Là-haut (2009).

 

La façon dont on vit plus ou moins intensément nos émotions s’explique par les pensées que nous en avons, qui elles-mêmes viennent de notre éducation, de nos expériences passées, nos croyances, nos idées, notre « formatage » en quelque sorte.

J’ai comme ça une définition très personnelle de la honte – et beaucoup de mal à accepter qu’on utilise ce mot de « honte » pour des choses qui me semblent à moi totalement anodines.

La honte, pour moi, c’est quand tu blesses quelqu’un de plus fragile que toi, quand tu accuses quelqu’un que tu sais vulnérable, pour te défendre de quelque chose que tu n’assumes pas. Par peur, par manque de courage ou je ne sais pas.

J’ai vécu la honte de la honte quand j’avais six ans, et plus jamais depuis. Ou rarement. Comme si j’étais tombée dans la marmite de la honte et que j’en ai été si imprégnée que cela m’a immunisée. De fait, la honte n’a plus aucune emprise sur moi, c’est une émotion que je n’éprouve pas. Plus.
Sans doute qu’elle m’a humiliée bien plus profondément que la personne que j’ai blessée.

 

Dans une rue de Montréal, au Québec (Canada, juillet 2007).

 

Un jour il y a cinq ou six ans, quand je voyais encore ma psy, je lui fais part de mon agacement à propos de quelqu’un qui a dit « avoir honte » dans une anecdote que je vous épargne. Quand je dis « je lui fais part de mon agacement », je veux dire : je suis super énervée. Je sens bien que c’est disproportionné mais bon, je vais pas prendre sur moi, c’est ma psy quand même !

Donc je déverse dans ses oreilles de psy mon exaspération sans limite, je m’indigne, mais comment peut-on dire ça, c’est ridicule, la honte c’est pas ça, etc.
Et là elle me rétorque, elle qui habituellement est si peu loquace :

La honte est une perception personnelle. Elle est propre à chacun parce qu’elle vient de l’idée que l’on veut se faire de soi-même.
On a honte quand les autres nous voient dans une situation qui ne correspond pas à l’image que l’on aimerait donner de nous-même, en fonction de nos valeurs, de nos croyances et de nos discours.

La honte, c’est quand on perd l’estime de soi et qu’alors on a peur de perdre celle des autres. L’amour des autres.

 

Elle m’a mis un petit taquet, j’avoue, parce que sa description de la honte englobe à la fois mon expérience cuisante de petite fille ET la personne de mon anecdote. Elle a voulu me montrer que je ne peux pas convaincre quelqu’un que, non, ce qu’il ou elle ressent N’EST PAS de la honte, parce que moi, dans son cas, je ne ressentirais pas de la honte.
Évidemment dit comme ça, ça paraît évident. D’accord. Sinon je ne suis pas du tout égocentrée comme fille. Ça va, merci.

Depuis j’ai souvent partagé cette définition de la honte autour de moi, et elle a remporté l’unanimité à chaque fois (j’avais une bonne psy).

 

« J’veux plus perdre de temps à t’écouter car tu dérailles… oh what a shame on, shame on you ! » (Pardon. Pardon pardon pardon. Mais quand même… quelqu’un sait ce que devient Ophélaÿe ??)

 

Pourtant, même si dans ma tête j’entends cette définition de la honte et que intellectuellement j’admets que chacun puisse éprouver ce qui est pour lui ou pour elle de la honte, ça continue de m’énerver si un de mes enfants me dit par exemple :

– C’est trop la honte mes baskets (mon K-way, mon bonnet) !

Ou :

Maman c’est la honte quand tu danses toute seule au milieu de la piste et que tout le monde te regarde !

 

WHAT ??

Bon mais en vrai ils ne disent jamais des trucs comme ça, parce qu’ils savent que sinon je les pile et après ils me récitent d’un air blasé :

Ouais je sais, la honte c’est pas ça, Ulas et blablabla…

Et il n’y a aucun suspense sur le fait que je vais encore plus m’énerver. Me crisper. Non la honte c’est pas ça. Oui la honte c’est Ulas et blablabla, comme tu dis.
On dirait que, le jour de la marmite, j’ai hérité du monopole de la honte et que je ne puis souffrir désormais que qui que ce soit s’arroge le droit à la honte. MA honte.

Enfin.
Il y a longtemps, dans un de mes tous premiers articles sur ce blog, j’ai écrit que peut-être un jour je vous raconterais Ulas. Mais non. La honte, c’est la honte, même surgie du passé, on ne la livre pas en pâture alors qu’on est venu parler de déception !

 

Donc bref, ce que je voulais dire dans cette première partie, c’est qu’il existe bien d’autres émotions négatives que la déception, et parmi celles-ci, bien d’autres émotions que je n’aime personnellement pas du tout ressentir : l’ennui, la frustration, le rejet, le sentiment d’être ignorée, l’angoisse du temps perdu qui ne permet pas beaucoup, juste il passe et ne revient plus…

Mais la déception, la déception rejoint l’ennui sur les marches de mon podium, ça c’est sûr.

 

 
La déception, ça me fait quoi ?

La déception n’est pas de la colère ou de la tristesse. Je la reconnais d’abord à la stupeur qui me mord. L’incrédulité qui me fige. La réaction immédiate de déni, la pensée tapie qui va crier, je sais qu’elle va crier, mais pour l’instant elle est sans voix, elle secoue la tête, elle murmure : c’est pas possible. C’est pas possible.
Après la stupeur vient alors le noir, les étoiles qui s’éteignent une à une, le froid et l’obscurité.

Avec la déception je deviens d’une couleur sans couleur. Il n’y a plus de jour ni de nuit. Je me réveille au matin, j’espère qu’elle soit partie mais je la sens dans mon ventre à compter ses cailloux gris à la place de mes étoiles.

Et ce qu’il en reste, c’est de la poussière d’étoile, pas des cendres, parce que rien n’a brûlé. Je n’ai pas été illuminée par un feu, même éphémère, non. Avec la déception tout ce qui s’est passé c’est que rien ne s’est passé. Et je n’arrive pas à lâcher ce qui me faisait rêver parce que moi je ne crois pas que j’ai une autre vie après, voyez.

Je sais que ce que je voulais et que je n’ai pas dans la déception, ce que je ressens maintenant, ne reviendra plus. Je n’aurai pas le temps, ni « l’occasion » comme j’entends parfois, encore une expression qui m’énerve, comme si on avait des « occasions », de re-vivre ce que je ne vis pas aujourd’hui.
Une seule vie.

 

 

C’est pour ça que mon sens à moi, c’est d’avoir le moins de regrets possible dans cette vie-là.

Des remords j’en ai, oui. Il y a des trucs que j’ai faits que je n’aurais pas dû. Des trucs que j’ai dits aussi, que j’aurais mieux fait de taire. Plein. Et je n’aime pas ressentir du remords : ça me pince à gauche à l’endroit du cœur, ça me donne envie de réécrire le passé, ce n’est pas une émotion plaisante.
Mais ça n’a rien à voir avec ce que je ressens dans la déception. Rien. Au moins le remords, ça te donne envie justement. Envie de changer ce que tu peux changer au présent, à défaut du passé, envie de réparer tes erreurs, envie de faire mieux.

Alors que les regrets, c’est la mort de l’envie, la négation de ce qui est vivant.
Les regrets, c’est le néant.

Tout ceci n’est pas nouveau, je ne suis pas en train de vous faire une révélation là. Je pensais déjà comme ça AVANT le voyage. J’en ai sans doute parlé ici, dans C’est quoi partir ?
Peut-être cette lutte contre l’inertie fait-elle partie des raisons pour lesquelles nous sommes partis. Pour ne pas regretter de ne pas l’avoir fait. Jamais.

 

 

Évidemment il y a des niveaux dans la déception – comme dans la honte, ou dans Mario, me dit Lulu.

Je peux être déçue par un restaurant, ou si la boulangerie que j’aime d’amour est fermée et que je dois aller dans une autre où il n’y a même pas de pain au levain et où les propriétaires sont aigris et désagréables, mais ça va, je vais m’en remettre.
Et même une soirée où je suis allée, où j’espérais m’amuser et où je me suis finalement ennuyée, un examen où j’ai échoué, tout cela m’est arrivé. Je m’en remets.

C’est autre chose de se remettre d’être déçue par quelqu’un. Pour plein de raisons possibles, parce que tu as oublié que la vie c’est 50/50, ou peut-être les gens qui ne t’aiment pas vraiment, qui ne voient en toi qu’un chatoiement d’eux-mêmes qui leur plaît.

La déception me serre le cœur, elle est comme un gribouillage.
Elle envahit tout, elle est comme un gros caillou qui écrase.

Et je n’arrive pas à « passer à autre chose ». Arrêter de mâcher et remâcher le clou amer de la réalité. Arrêter de reconstruire comment les choses auraient dû se passer.
Je refuse, je résiste.
Ça ne peut pas être comme ça. Je ne veux pas que ce soit comme ça.

La déception m’emmène au fond du fond et quand je remonte, parce que je finis par remonter, les choses ne sont plus jamais pareilles. Avec ce qui m’a déçue, avec la personne qui m’a déçue.

 

I want it all

Après que j’ai bien observé ce que je ressens dans la déception, comment elle s’imprime en moi, je me suis dit que j’allais envoyer ma candidature pour l’écriture du scénario de Vice-Versa 2 avec en guest-stars Déception, Enthousiasme, Curiosité, Courage et Folie j’ai essayé de comprendre pourquoi. Qu’est-ce qui fait que je suis déçue, d’où ça vient.

Je veux beaucoup. De moi, des autres, de la vie en général.

Dans Bohemian Rhapsody, le biopic sur la vie de Freddie Mercury dont j’ai parlé ici, il y a une scène au début du film où cette fille, je ne sais plus comment elle s’appelle, demande à Freddie Mercury :

Qu’est-ce que tu attends de moi, Freddie ?

Et Freddie Mercury répond :

Presque tout.

La sincérité absolue de la réponse m’a donné le vertige parce que je me rends compte que je suis comme ça. J’ai beau me bercer de Pierre Rabhi et me raconter des histoires de sobriété heureuse, c’est ça la vérité. J’attends tout. Je veux tout. Maintenant.

 

 

Il y aurait de quoi paniquer pour qui vit avec moi, mais Mickaël ne panique pas. Il n’est même pas impressionné, il se marre. Il dit que je ne lui apprends rien, qu’il sait tout ça déjà. Qu’il le sait « depuis le début ». Et que c’est ok.

D’ailleurs quand je suis déçue par une expérience, par quelque chose, par quelqu’un, c’est lui qui me débriefe :

Mais c’est parce que toi tu as des attentes qui sont là !

Et il montre un palier avec sa main très haut au-dessus de sa tête.
Voilà pourquoi.

Je suis déçue parce que je crois en les autres, en la vie qui va être bien.
Parce que mon postulat de départ, quand je rencontre quelqu’un, est de croire et de faire confiance.

Mickaël est nettement plus pessimiste (il dirait clairvoyant) que moi sur la nature humaine, et nos opportunités dans la vie en général. Il n’accorde pas sa confiance d’emblée, et surtout, il place moins d’espoirs sur les relations avec les gens. Donc il est moins déçu. CQFD.

 

Mickaël le mois dernier, pendant notre week-end en amoureux à Trouville (février 2020).

 

Mais moi, moi je m’attends toujours à tellement mieux…
Forcément la déception, quand la réalité est en dessous de mes attentes. Pauvre. Ordinaire.
Quand l’aventure que je vis n’est pas à la hauteur de mes rêves.

À la hauteur.
Cette expression que je déteste. Que j’ai tant entendue comme une piètre excuse. J’en avais même fait un titre de newsletter (la n°31 # 19 mai 2019) qui disait, pour reprendre les mots de mon ami Gabriel, que les choses belles sont difficiles.
Je crois qu’on est à la hauteur à laquelle on veut être.
Quand on est porté(e) par ce en quoi on croit, par l’amour, la confiance, ou je ne sais pas ce qui est votre carburant, la justice, alors le désir, le courage nous hissent. On est à la hauteur. On agit à la hauteur.

Plus tu rêves haut, plus tu cours le risque de tomber et d’être déçue.

Je sais. Ce que je ne sais pas, c’est comment je fais pour ne plus être « cette femme qui demande tellement », comme je l’ai lu dans le livre que je lis en ce moment, Les autres, d’Alice Ferney.

Est-ce que même je le veux ?
Parce que si on ne rêve pas grand, alors c’est quelle vie qu’on a ?
Si on ne va pas chercher les choses loin ? Si on se contente de petit ?

 

Scène extraite du film Les Enfants du paradis, de Marcel Carné (1945).
C’est pas vrai, je sais, mais d’abord c’est en pensant à ce film que j’ai eu envie d’appeler Garance Garance, et en plus c’est du Prévert, et Prévert c’est beau.

 

Avec tant d’attentes, je devrais n’avoir que peu d’amis mais pas du tout. Comme quoi. J’ai beaucoup de chance. Et des amis précieux. Des amis exceptionnels.

Certains m’ont déçue, oui. Terriblement déçue même. Ceux qui mentent, ceux qui font semblant. Les lâches. Mais ceux-là je ne les vois plus. De leur amitié je ne veux plus.

La plupart de mes amis très proches aujourd’hui, je les ai rencontrés au lycée il y a vingt-cinq ans. Bien sûr il y en a eu d’autres depuis, des amis plus récents, des amis de maintenant que je suis une maman, qui sont devenus importants et qui comptent fort dans ma vie.

Et il y a Virgin, mon amie que j’appelle ma chouette, que j’ai connue en grande section de maternelle et on ne s’est plus quittées. Parce que c’est elle, parce que c’est moi, et ça veut pas dire que tout a toujours été fluide et facile.
Il se trouve, par hasard ou coïncidence, je ne sais pas comment il faut dire, qu’elle m’a envoyé un texto la semaine dernière, dans lequel elle m’écrit (entre autres) :

Toi tu ne me déçois jamais.

Ça m’a bouleversée parce que je ne lui ai pas du tout parlé de cette réflexion que j’ai amorcée il y a plusieurs semaines sur les ruines que produit en moi la déception. Probablement qu’après tant d’années d’amitié si forte, on n’a pas besoin de se dire pour être connectées l’une à l’autre, même à distance.

Sa déclaration, outre qu’elle m’a émue aux larmes, m’a amenée à me demander si c’est possible, vraiment, de ne jamais décevoir quelqu’un.

Ne jamais décevoir personne, est-ce que c’est possible ? Est-ce que même c’est souhaitable ? Est-ce que ce n’est pas trop de pression ?

Mais je ne sens aucune pression avec elle, jamais. Et pas de masque, pas de triche.
Nous-mêmes, sincères et authentiques.

 

Cette idée est très puissante. Elle m’a aidée à me sentir mieux à de nombreuses reprises (le reggae roots aussi). On souffre mais il y a des gens qui en valent la peine, oui.
But life still goes on

Bon. Une fois qu’on sait ce qu’est la déception, ce qu’elle (dé)fait et d’où elle vient, qu’est-ce qu’on fait ?

Avec Clotilde, j’ai appris que si ça me fait si mal, ce n’est pas tant la déception en elle-même que le fait que je lui résiste au lieu de l’accepter.
Accepter d’accueillir la déception dedans moi avec tout son noir et ses cailloux.
Au lieu de quoi : je résiste, je refuse que ce soit 50/50, et ce faisant je m’épuise parce que C’EST 50/50 (bordel) !
Même si ça me plaît pas. Et c’est exactement cela que je dois accepter dans la déception : même-si-ça-ne-me-fucking-plaît-pas.

En sachant que l’acceptation, ce n’est pas la résignation. Je devrais vous démêler la différence entre les deux mais je ne me sens pas légitime de vous faire la leçon parce que je les mélange justement, et de toute façon je ne maîtrise aucune des deux.
Parce que là où je performe moi, ce dont je peux parler, c’est la résistance au réel.

La résistance, c’est quand on lutte contre la réalité qui est trop pourrie. C’est quand au fond de soi on ressent farouchement : NON ! Ça ne devrait pas être comme ça ! Je ne veux pas que ce soit comme ça ! Ça ne me plaît pas que ce soit comme ça !

Je veux effacer et réécrire comme ça devrait être. Parce que dans ma tête c’est mieux. Je ne dis pas que c’est confortable, c’est même plutôt désaxé, parfois c’est carrément cru et violent, n’empêche que. Le poème est toujours mieux dedans. Il est plus juste et c’est beau.

 

C’est le poème dans ma tête (octobre 2019). Il est invisible pour les yeux.

 

La résistance, c’est formidable comme on voit. Très utile. On avance avec ça.

Par exemple si tu t’es fracturé la cheville en courant. Ça arrive.
Tu es déçue. Tu enrages et tu rumines parce que tu ne peux plus courir, tu ne peux plus conduire, tu ne peux plus rien faire toute seule dans les taches de ta vie quotidienne et ça te rend dingue, alors tu fulmines, tu hurles au-dedans toi (et au dehors aussi comme ça tout le monde en profite, d’ailleurs tu t’attends à ce que tout le monde hurle de conserve avec toi) que c’est pas possible, que ça ne devrait pas être comme ça, que tu avais plein de super projets qui sont réduits à néant à cause de cette fracture qui n’aurait jamais dû advenir.

Tu te bats contre le réel. Tu déploies toute ton énergie vitale à le combattre, à argumenter en quoi il n’est pas juste et pourquoi il devrait être autrement.

Et tu sais quoi, le résultat de cette lutte acharnée contre la déception de ta fracture qui te laisse épuisée, frustrée, en colère ?
C’est que ta cheville est toujours fracturée. Tu ne peux toujours plus courir, ni conduire, ni rien faire toute seule dans les taches de ta vie quotidienne. Tes super projets sont toujours réduits à néant. Et tu es toujours déçue. Rien, absolument rien, n’a bougé parce que tu as résisté. Tu n’y as trouvé aucun apaisement.

Et encore, là c’est qu’une cheville. Imagine le reste. Broyé.

 

 

Voilà voilà…

Je suis tellement désemparée avec la déception que je ne sais pas non plus aider ceux qui la vivent autour de moi. Mes enfants. Les enfants, pas que les miens, sont souvent déçus. Par un goûter, un cadeau qui tombe à côté, une note à l’école, une réflexion maladroite, un ordre comme ils en reçoivent des milliers, une injustice, un copain, une copine. Peut-être un amour déjà. Ou en tout cas, si les enfants ne sont pas plus souvent déçus, ils l’expriment davantage que les adultes, sans retenue.

Et même ce reflet d’une déception qui n’est pas la mienne, il est dur à éprouver pour moi. Je vis la déception avec eux, dans une empathie qui leur est inutile. Je dis des trucs comme :

Ouais, t’as raison, c’est vraiment pourri !

Il m’arrive de leur dire en anglais en espérant alléger leur peine : it sucks, comme pour moi-même.

Mais ils entendent très bien que ça veut dire : c’est de la merde. Je comprends ta déception et je la déteste avec toi, la vie des fois c’est vraiment trop de la merde.

Il paraît qu’Einstein a dit un jour que la question la plus importante que nous pouvons nous poser est : est-ce que la vie est notre amie ?
J’ai envie de répondre oui aux babi, ce qui me vient c’est : d’abord, il faut sortir de ce cloaque.
(En vrai je ne dis pas cloaque, je ne sais plus ce que je dis. La prochaine fois, car elle ne manquera pas de se présenter, je dirai cloaque.)

 

 

Évidemment avec ça, je ne les aide pas à trouver le gué pour traverser.

Pourtant, le plus possible, j’essaye d’entraîner mes enfants à reconnaître et à nommer leurs émotions. À développer leur vocabulaire émotionnel pour qu’ils puissent comprendre et expliquer finement ce qu’ils ressentent. Je leur montre par exemple que se sentir envieux(se), ce n’est pas la même chose que de se sentir jaloux(se). Ce sont deux émotions désagréables mais leur couleur est différente, elles ne s’enracinent pas au même endroit dans le corps, elles ne racontent pas la même histoire.

La Petite Souris (11 ans depuis une semaine) est particulièrement douée pour parler de ses émotions. Elle me décrit précisément ce qu’elles produisent en elle, et elle réussit à analyser pourquoi. Ce qu’elle a pensé dans telle ou telle situation, et ce que ces pensées qu’elle a eues l’ont conduite ensuite à éprouver de bon ou de moins bon.

Et quand c’est une émotion désagréable, une fois qu’elle m’a dit qu’elle la ressentait et qu’elle n’aimait pas la ressentir, généralement elle disparaît !

Je suis toujours étonnée, et admirative, de la rapidité avec laquelle les enfants « passent à autre chose ». En y réfléchissant, je me dis que c’est parce qu’ils se l’autorisent en fait, contrairement à nous. Ils sentent de manière intuitive que l’émotion négative leur est défavorable, alors ils choisissent délibérément de se mettre dans un autre état d’esprit, plus joyeux, plus vibrant, avec des pensées plus heureuses qui leur permettent de ressentir instantanément une émotion plus satisfaisante.

 

Le Marcass’ devant l’Aloha Café à Paris dans le 9e (février 2020). Cinq minutes avant cette photo, il était au bout de sa vie, dépité et fâché parce que la Petite Souris, Papa Écureuil et moi on n’avait aucune envie d’aller au McDo où il voulait manger des nuggets de poulet en batterie.

 

Avec la déception, j’ai zéro conseil à leur donner et tout à apprendre.
Tout ce que je vais faire, peut-être, si je suis en grande forme, c’est leur montrer la silver lining à l’horizon et, juste en dessous, une nouvelle échelle à grimper, qui va les amener potentiellement au-devant de nouvelles déceptions.
Parce que c’est ça que je fais pour moi-même.

Je déteste ressentir de la déception, et pourtant, au lieu de m’en protéger comme quelqu’un de sensé qui cesserait de grimper aux barreaux, je continue de m’y exposer et de rêver plus haut. Comme si je n’apprenais rien.

 

Depuis des années j’en cause autour de moi, avec mes amis, j’écoute comment ils font. On échange, on se demande : à quel moment tu abandonnes ?
Après quels signes, combien de messages de l’Univers tu décides que ce très beau projet auquel tu croyais, cette grande maison, ce dernier bébé, cette merveilleuse expérience que tu voulais inviter dans ta vie, eh bien c’est terminé, tu arrêtes ?

Tu n’iras plus dans ce restaurant. Tu ne retourneras plus chez ce médecin. Tu ne seras jamais sexy raffinée.
(Je vous laisse remplacer par ce qui compte vraiment…)

Il y a des moments dans la vie où l’on sent avec précision que quelque chose se termine.

Je crois que pour moi c’est la déception qui marque vraiment la fin. Pas la course d’obstacles, ni les innombrables revers, ni aucune de ces petites barrières marron qui se trouvent sur la route quand on chemine vers quelque chose de beau et de difficile, mais cette déception profonde que je ressens et qui signe l’achèvement du temps. Le livre que l’on ferme.

Peut-être c’est pour ça que je ne la supporte pas. Parce que c’est la fin.

 

 

Ce moment où, pour toi-même, pour te sortir du marasme de la déception, tu décides de laisser tomber. Pas pour renoncer et te résigner, non, mais pour retrouver la lumière, la joie, la légèreté qui t’animent et te font sentir que tu es vivante. À l’intérieur.
Parce qu’il y a d’autres restaurants, d’autres médecins. Tu peux être sexy déglinguée, et ça vaaa. « C’est ok. »

Parce que guess what la vie ?
Il y aura d’autres trains à prendre, d’autres voyages, d’autres belles rencontres. Il ne tient qu’à toi de te remettre en marche. Lève la tête, cherche la ligne argentée des nuages. D’autres ciels s’ouvriront, d’autres verres se lèveront pour toi.
Mais ne reste pas là, avance !

 

 

(Beaucoup d’illustrations sous forme de citations dans cet article ; c’est mieux que des photos de ma face, et puis ça aide quand trouver les mots justes s’avère plus compliqué que d’habitude…)

 

*****

 

Et vous, vous arrive-t-il d’être déçu(e) ? Par le monde comme il va, par les gens ?
Ou, et peut-être c’est pire, par vous-même ?

 Ou bien, comme Mickaël, la déception n’est pas un problème pour vous. Quelle est alors l’émotion qui vous est la plus pénible à ressentir ?

 

* Note du 1er avril 2020 *

Suite à mon avant-dernière newsletter (newsletter n°54 # 8 mars 2020) et à cet article long et difficile sur la déception, j’ai reçu un nombre incroyable de messages personnels. Je n’avais pas pensé à le préciser à la fin de mon article mais c’est vrai que, pour ceux que le regard public sur le blog embarrasse, je suis quelqu’un qui répond aux mails perso. Je n’ai pas encore réussi à répondre à tous parce que ça me prend du temps, mais je promets que ça va venir.
Merci à vous.  🙂