Une seule vie & moi

Photo : Avancer. Jeter un regard en arrière de temps en temps. Trouver que ce qu’on a accompli c’est bien déjà. (Sur les routes de Gaspésie au Québec, Canada, juillet 2007).

 

D’accord, je publie moins d’articles depuis mon retour que pendant le voyage. Mais c’est parce qu’ici, écrire sur quoi ?
La pluie, l’école, les poux, les pommes de terre sautées, les grèves, vous les connaissez.
Je ne vous apporte rien. Je ne me consume plus du feu de la découverte que je brûlais de vous faire partager. Celui qui me tenait éveillée la nuit, parfois jusqu’aux premières lueurs de l’aube.
Aujourd’hui mes braises sont refroidies. Je ne sens plus le soleil dans mon ventre. Peut-être c’est pour ça que j’ai tout le temps froid.

Mickaël cherche un nouveau travail.
Tout en travaillant quand même, en buvant des cafés et en déjeunant le midi avec des collègues sympas ou/et des ancien(ne)s chefs*.
Le rythme est cool. Il refait son CV, réfléchit à ce qu’il voudrait faire, passe des entretiens, élimine ce qui le mine. C’est nouveau et stimulant.

Les enfants vont à l’école.
Pour l’instant ils se lèvent du bon pied pour y aller.
Hurricane toujours au réveil le matin. An innocent man in a living hell.

Chacun aime sa maîtresse, sa classe, sa normalité retrouvée. Surtout le Marcass’.
On pensait que ce serait dur pour lui : attacher ses cheveux, enfiler un pantalon qui serre avec un bouton et une fermeture Éclair, mettre des chaussettes et des chaussures fermées. Ça oui c’est dur. Mais il aime l’ordre et l’organisation de ses nouveaux cahiers. La journée structurée. Bien rangée. La récréation du matin et celle de l’après-midi.
Son copain Larry.

Il me raconte, la mine grave, les enfants qui bravent des interdits comme monter dans les arbres au-dessus du potager et qui se font gronder par la directrice. Je demande :

– Et toi, tu ferais ça ?
– Jamais !

Le Marcass’ aussi a son côté Walter Sobchak. Il semble que je ne sois plus la seule désormais who gives a shit about the rules…

 

Mais sinon, concrètement la journée, je suis pas mal seule. Pas mal au sens de beaucoup, pas pas mal pour dire bien sans oser le dire.
Je ne cherche pas de travail.
Je ne vais pas à l’école – je m’arrête juste devant. À la grille.
Je rentre dans notre maison vide, je cherche la solitude qui m’a manqué pendant le voyage. Mais ce n’est plus la même. Je ne la reconnais pas. Ou bien c’est moi qui ai changé. Elle me mord, m’interroge.

 

Dans le jardin du temple de Ryoan-ji à Kyoto (Japon, juin 2019).

 

Pourquoi on court ?
Pourquoi toutes ces choses à faire et après lesquelles tout le monde court et stresse ?
Ces listes à cocher, ces plannings de folie, ces agendas trop remplis, pourquoi ?
Pour s’étourdir, ne pas penser ? Pour fuir ? Mais fuir quoi ? Qui ?

J’ai décidé que je ne veux plus courir dans la roue du hamster. Mais ce n’est pas un choix facile de se libérer de tout ce que l’on croyait être des obligations, des nécessités. De tout ce que l’on voulait croire des obligations, des nécessités. Parce que si elles ne le sont pas, alors la cage disparaît et le champ est vaste et dégagé, il n’y a plus rien pour se cacher.

C’est angoissant. Et très tentant de le reremplir aussitôt d’impératifs et de to-do lists, de le recloisonner d’obstacles connus et de murs infranchissables. Fabriquer une nouvelle cage, qui certes emprisonne, mais qui rassure aussi. Parce qu’on la connaît par cœur, on sait fonctionner et même dysfonctionner dedans.

On sait où trouver les compensations de quand on est à bout de faire tourner la roue : du grignotage gras et sucré, une série captivante sur Netflix (ou la moitié de la nuit devant son écran sur des réseaux sociaux virtuels chronophages), un verre de rhum, de la performance sportive, ou encore plus de travail, pourquoi pas, une nouvelle robe.

 

Ces réconforts, efficaces sur le moment mais éphémères, qui servent à nous distraire de nous-même, qui nous empêchent d’approcher trop près le grand vide parce que c’est dangereux là-bas. Et c’est déjà bien assez compliqué de vivre, comme le dit une grande dame de la chanson française, on écrit son petit chapitre et ça suffit.

 

Cet été, une semaine après notre retour de voyage (août 2019).

 

Depuis le voyage, je suis détachée de ces compensations. Elles ne me compensent plus rien.
Alors je me tiens debout, au bord du grand vide, et j’essaye de ne pas bouger. De regarder bien en face, tout, les yeux grand ouverts, alors qu’il n’y a rien pour me rassurer, rien contre quoi m’appuyer, parce que ces choses-là s’affrontent seul(e).

J’essaye d’être plutôt que faire. Pour m’apprivoiser.
Ne plus craindre le silence, la solitude, quand l’hyperactivité s’arrête. Quand on se retrouve seul(e) face à soi. À la retraite, ou quand les enfants grandissent et s’en vont, ou avant, dans une sorte de prise de conscience existentielle.
Maintenant.

Droits debout face au destin,
Une vie on n’en a qu’une
Des chagrins on en a plein.
(Ça vient d’une autre grande dame, mais pas la même. Plus jeune et brune, pas rousse.)

 

Piste audio : La Grande Sophie, Une vie, album « Cet instant », 2019.

 

Je me demande comment je faisais avant. Ce qu’il y avait sur ma to-do, celle qui faisait de moi une superhéroïne du quotidien. Penser à tout et plus encore. Comment j’assurais pour les autres.
Point par point je détricote.

La planification et la préparation de repas sains, variés, équilibrés, à base de légumes frais, bios. Tous les jours.
Les courses à la ferme et au magasin bio justement.
L’entretien et le rangement de la maison. Les lessives. La vaisselle.
Les activités des enfants.
Les rendez-vous médicaux, de suivi, les bilans.
La santé physiologique et psychique de chacun. L’attention à tous, les câlins.
Les papiers à remplir, l’administratif, les mots de passe à retenir.
Et puis les idées de week-ends, de sorties, les invitations, les dîners à la maison.

Qu’est-ce qui se passe si je ne fais plus tout ça ? Si, à la place, je vais marcher en forêt ?
Si je suis moins disponible pour les autres, qu’est-ce que ça dit de moi ?
Quelle femme je suis ? Quelle épouse, quelle mère, quelle amie ?
Est-ce que j’ai moins de valeur si je choisis de ne pas passer mon mercredi à courir du foot au théâtre en passant par la bibliothèque pour rapporter des livres en retard ?
Suis-je une moins bonne maman ? Par rapport à quoi ? À qui ?
Et so what ?

 

En vacances dans le Finistère-Sud. La Petite Souris a quatre ans (août 2013).

 

Je réfléchis à tout ça, tout ce qui faisait ma vie d’avant le voyage, et j’essaye de trier comme je trie les feuilles d’épinards : qu’est-ce qui est vraiment important pour moi ? Qu’est-ce qui compte, qui apporte de la joie dans ma vie et dans celle de ceux que j’aime ?
Et les feuilles flétries, jaunies, les feuilles insignifiantes, je ne perds plus de temps avec elles.

Comme dit quelqu’un que je tiens en haute estime : « Ce qui n’a pas d’importance n’a pas d’importance. »

Alors c’est vrai que, devant l’ampleur de la tâche, il peut arriver que je me mette à pleurer d’un coup en ciselant de la ciboulette. Parfois c’est insoutenable de ne plus trouver de sens à ce que l’on fait. Regarder dans le miroir sa vie toute nue, dégagée des piliers qu’on avait posés de manière provisoire, à la va-vite, et puis qui étaient restés, finalement.

Mais je sais que c’est important de regarder justement à cet instant, sans masque, sans rien devant.
Et c’est important d’ajouter de la ciboulette aussi.
Parce que c’est beau, c’est bon, et même si je n’ai plus envie en ce moment, de cuisiner, de préparer les repas comme avant, je sais au fond que c’est important pour moi qu’on mange tous correctement. Et que donc je dois continuer d’aller acheter à la ferme les légumes qui poussent à côté de chez moi.
Quand même, que du temps d’avant il survive quelque chose.

 

Je me force à recuisiner. C’est le gâteau de manioc que j’ai testé ce week-end. Pas bon. Les babi ont dit : beurk ! (Clin d’œil pour toi Arnaud, tu peux l’ajouter à ta liste 😉 ).

 

Même si on dirait que je n’ai plus du tout faim.
Ça reviendra, je sais que ça reviendra. Mais dans l’immédiat, je ne vous cache pas que mes jours sont gris. Gris de cette pluie fine et sans fin, le ciel blanc, uniforme, sans même un nuage pour imaginer une forme, sans une aspérité à laquelle m’accrocher.

Alors pour ne pas me noyer, je cours. Je cours pour de vrai.
Trois fois par semaine j’affronte les embruns. Sur le bitume accroché de clous, pas dans la roue.

Et en courant je pense, j’observe, j’écoute, je vois des tas de chemins possibles.
Des gens qui décident de se marier après presque vingt-cinq ans de vie commune, d’autres qui dévalent les pentes du polyamour comme une révélation d’eux-mêmes. Des gens qui sont malheureux dans leur couple, ou bien malheureux dans leur travail, qui s’ennuient ou qui courent après le temps, qui se démènent mais ne trouvent pas de sens à ce qu’ils font. Il y en a qui changent de poste ou qui déménagent, plein. D’autres qui refont un enfant et tout s’éclaire.

 

Moi je cherche ma voie. Une de mes voies. La prochaine. Celle qui fera que je me sens à ma place, au bon endroit.
Avec la conscience aiguë que réfléchir au sens que l’on veut donner à sa vie est une préoccupation de riches.

Et les images de la misère que l’on a parfois côtoyée au cours de notre voyage se frayent un passage et je ne les chasse pas. Je les accueille, précieuses.

Je pourrais continuer à écrire des articles de voyage. J’en ai plein que je n’ai pas eu le temps d’écrire au moment où ça aurait été le moment. Sur comment les gens vivent au Cambodge, sur la cuisine au Japon, le bouddhisme, les différentes traditions de massages en voyage.
Mais voilà, ce n’est plus le moment.
Quel intérêt pour vous, pour moi, de publier ces articles détachés du fil qui leur a donné naissance ? Quel en serait le sens ?

Alors oui, je pourrais écrire un bilan de notre voyage. Quelque chose de posé et de réfléchi qui remplace le trou noir quand on me demande :

– Mais alors sinon, et toi ton voyage ?… Qu’est-ce que tu as préféré ? Qu’est-ce que tu conseillerais à coup sûr ?

Gloups.
Ce que j’ai préféré, je peux essayer.
Ce que je conseillerais non, je suis vraiment mal placée pour donner des conseils. Même avec mes propres enfants je n’ose pas. Enfin ça dépend quels enfants, mais clairement certains s’en sortent mieux que moi quand il s’agit de comment font les autres.

 

Photo de Alexandra Koehler. Le Grand Lièvre a deux ans – et Papa Écureuil plein de cheveux (juillet 2013).

 

 

* Je sais que je devrais écrire « cheffe » pour être politiquement correcte mais j’aime pas. Et comme c’est mon blog, je fais comme je veux ! (émoticône qui tire la langue et que je ne sais pas faire sur le clavier.)

 

*****

 

J’ai essayé d’expliquer, laborieusement, comment je me sens dans mon retour à la vie d’ici. Alors je ne sais pas quoi vous demander, comment ça se passe pour vous.
Racontez-moi. Racontez-moi quelque chose que vous avez envie de me raconter.