C’est la vie, pas le paradis

Photo : Vision idyllique, quoique stéréotypée, de Tahiti et des îles « paradisiaques » de Polynésie (janvier 2019).

 

À cause des autres touristes et des hôtels de luxe, j’ai un problème avec les babi.
Un problème de reconnaissance de valeurs, de rapport à l’argent, et peut-être plus que tout, d’envie. En l’écrivant, je me rends compte que c’est normal, l’envie. Mais c’est un poison aussi.

C’est pas la même chose d’avoir ENVIE de faire plein de trucs dans sa vie et d’ENVIER quelqu’un, voyez ? Envier la vie des autres qui ont toujours mieux et plus que nous. On perd à ce jeu. On perd systématiquement, tous.

La comparaison est le venin de l’âme.

On peut se comparer un petit peu, pour mesurer sa chance et éprouver de la gratitude pour ce qu’on a déjà dans sa vie. Mais pas plus. Une dose de trop et c’est ton propre sang que tu intoxiques.

ΞΞΞΞΞ

Les touristes & moi

Épisode 3 : Tahiti

 

Ça a commencé à l’hôtel Manava de Papeete où nous avons passé la nuit du 31 décembre 2018 au 1er janvier 2019. Un hôtel de luxe. Je ne vous raconte pas le détail de comment on est arrivés là mais c’était une sorte de hasard, pour beaucoup moins cher que ça n’aurait dû. Bref. Les babi ont adoré. La grande terrasse avec vue sur le lagon, la piscine de l’hôtel, la chambre que pour eux avec la clim et la télé, les lits super confortables, le petit-déjeuner illimité, tout.
Ambiance mais pourquoi on reste pas ici trois semaines ??

Nous aussi on a adoré cette nuit. Le luxe, c’est agréable…

 

Dans la piscine du Manava, au coucher du soleil, face aux montagnes de l’île de Moorea. Ça fait un trompe-l’œil sur la photo mais la piscine donne directement sur le lagon un mètre plus bas.

 

Le problème avec les babi, c’est que ça a continué à l’hôtel Intercontinental de Moorea – où nous ne logeons pas, soyons clairs. Nous y sommes allés pour assister gratuitement à ce qui était présenté comme un « spectacle de dauphins ». En réalité : un dauphin dans un bassin avec qui tu peux aller te baigner si tu lâches de la maille.

10 000 CFP les vingt minutes. INTERDIT DE PRENDRE DES PHOTOS. Puis tu ajoutes 16 000 CFP pour les photos qu’ils ont prises de toi qui fais un bisou au dauphin.

Bah non, hein, vous comprenez bien que non.
Déjà sur le principe, je trouve quand même dérangeant de t’interdire de prendre des photos de toi ou de ton enfant, mais quand tu calcules que ça revient à 200 € par personne et qu’on est cinq, tu sais exactement ce que tu vas répondre à ton babi émerveillé à l’idée de caresser le gentil dauphin. Et c’est là que le bât blesse.
Parce que tu réponds :
C’est trop cher.
Mais y’en a qui le font !

 (Là tu penses dans ta tête mais personne n’entend : saloperie d’enfants trop gâtés en combi Quiksilver dans le bassin des dauphins)
– Ouais bah… C’est trop cher pour nous, voilà.

 

Le bassin des dauphins dans l’hôtel Intercontinental de Moorea (où nous ne sommes pas).

 

Là tu crois mourir en entendant une litanie de c’est pas juste ! on peut jamais rien faire d’façon, et je vous épargne le reste parce que ça me fait mal. Et que c’est indécent. C’est ce que j’essaye d’expliquer aux babi pour qu’ils gardent le sens des réalités. Des nôtres en tout cas. Qu’on a de la chance déjà, tellement tellement de chance, d’avoir les moyens de faire ce qu’on fait. Voyager.

Surtout quand, le lendemain, lors d’une sortie en bateau autour de l’île de Moorea où on a pu négocier la gratuité pour les enfants, on a la chance d’apercevoir des dauphins en pleine mer qui nagent autour de nous et sautent autour du bateau.
Quand la Petite Souris s’écrie : « Oooh ! Mais c’est dix mille fois mieux qu’hier ! ». Ouf.

 

Les spin dolphins, qu’on appelle comme ça parce qu’ils sautent tout le temps hors de l’eau pour se débarrasser des parasites. Difficiles à prendre en photo car ils sont très très rapides…

 

Mais c’est vrai qu’on ne peut pas faire tout ce que les babi voient que les autres touristes font et qu’ils aimeraient faire. Survoler les Twelve Apostles de la Great Ocean Road en hélicoptère. Pareil au-dessus des fjords du Milford Sound. Et faire un bisou au dauphin.

Après ils se rendent compte. Demandent pardon. Disent :

On était déçus parce qu’on voulait voir un spectacle et ça nous donnait trop envie les autres enfants dans la piscine avec le dauphin. Mais on n’est pas des ingrats. Quand tu dis qu’on est des ingrats, c’est pas vrai. On n’est pas des ingrats.

Mais quand même, ça t’interroge. Cette question de l’envie. De comment tu pourrais aider tes enfants à se détacher de ce fléau.
Parce que toi aussi tu la ressens au fond de toi et tu batailles contre elle. Constamment.

Vous vous souvenez peut-être de l’Intercontinental Bali dont je vous parlais ici. Un hôtel de luxe comme jamais j’avais vu de ma vie.

 

À l’hôtel Intercontinental de Moorea. Hamac et bout de plage privée pour les clients du fare.

 

En arrivant ici, j’ai compris qu’Intercontinental c’est une chaîne et que l’Intercontinental de Moorea c’est méga luxe aussi. Au-delà des dauphins qui me laissent froide, je vois les fare. Fare, ça veut dire maison en tahitien.

Les fare étaient traditionnellement construits en bambou et recouverts de feuilles de pandanus et de palmiers, de différentes grandeurs.

Aujourd’hui les fare, ce sont les cabanes sur pilotis les pieds dans l’eau que vous voyez sur la photo en tête de cet article, et sur toutes les brochures touristiques de Polynésie. Le paradis rêvé des touristes qui viennent pour « se ressourcer ».
D’ailleurs je crois que le concept de cabane sur pilotis est né ici, en Polynésie.

 

Toujours à l’hôtel Intercontinental de Moorea. On a traversé un petit pont en bois pour rejoindre le bassin des dauphins. (Vous reconnaissez peut-être cette photo que j’ai choisie pour être la bannière du blog depuis que nous sommes arrivés à Tahiti. Même si bien évidemment nous ne logeons pas à l’Intercontinental…)

 

À Moorea, il y a l’Intercontinental, le Hilton et le Sofitel. Tous ont leurs deux lignes de fare sur le lagon. J’imagine que plus on avance sur la mer, plus le prix de la nuit s’approche du mois de salaire…

Et donc je vois les fare et je suis comme tout le monde : moi aussi ça me fait envie ces resorts de grand luxe pour lunes de miel. Sûrement pas que lunes de miel en vrai, mais c’est l’idée que je me fais du luxe, avoir du temps pour soi et personne qui demande quand est-ce qu’on mange, mais maman ça me gratte trop mes piqûres de moustiques !

 

Notre deuxième petit logement Airbnb à Moorea. Évidemment c’est pas un resort : une seule pièce, tous les cinq à dormir dedans, toilettes et douche à l’extérieur. Mais pour nous cette vue déjà, ce voyage qu’on fait, c’est la belle life…

 

Et c’est effectivement là que vont les touristes, à Moorea comme à Bora-Bora et dans toutes les autres îles de Polynésie : ces hôtels de luxe avec chambre ou suite ou fare climatisés, accès privé direct au lagon par une petite échelle depuis le fare, petit-déjeuner livré en pirogue, plage ombragée de cocotiers, sorties en scooter des mers, et soirées à siroter des cocktails glacés au bord de la piscine.

À quinze ans j’aurais craché dessus, ces sales bourgeois de Blancs qui vont se faire dorer au soleil sur des plages de sable fin paradisiaques pendant que la misère fait rage dans les quartiers de Papeete…

Mais bon maintenant j’ai quarante ans, trois enfants, je suis fatiguée, et moi aussi j’aimerais bien me reposer dans une chambre climatisée, ou au moins un tout petit peu ventilée avec une moustiquaire pas trouée, une petite crique à l’abri des moustiques, et pas les coqs et les chiens qui hurlent la nuit au point que tu dors pas.

 

Papa Écureuil n’a pas encore quarante ans mais lui aussi a besoin de « se ressourcer ». À l’ombre. Le jour, quand on n’entend pas les coqs et les chiens (et pas trop les babi non plus)…

 

J’ai du mal à supporter la chaleur, c’est vrai. Mais y’a pas que moi. Les babi sont encore petits et ils ont du mal aussi. Je m’inquiète. Il y a des maux de tête, des vertiges, de l’abattement. Des moments difficiles avec eux, parce que le voyage est physiquement éprouvant. Des cris : « Mais maman y’a des fourmis qui rentrent partout dans la maison !!! ».

Et puis des questions : « Mais POURQUOI on peut pas aller à l’hôtel climatisé nous aussi pour qu’il fait moins chaud et que y’a pas de fourmis ? ».
Parce que c’est trop cher, on répond.

L’apprentissage de la frustration est nécessaire je trouve, indispensable même à mon avis, mais comment faire pour que la frustration ne soit pas telle qu’elle rende l’envie de l’autre obsessionnelle ?

D’un côté, on se dit qu’il faut bien qu’ils entendent c’est quoi la vie (c’est pas le paradis), mais d’un autre côté, à force, j’ai peur qu’ils développent une pensée qui serait, en gros, que dans la vie il faut beaucoup d’argent pour faire les choses qui nous rendent heureux.
Ce qui n’est qu’en partie vrai, comme vous le savez.

On n’a pas besoin d’argent pour courir sur ses deux jambes.
On n’a pas besoin d’argent pour faire l’amour.
Mais oui, on a besoin d’argent pour aller dans un endroit où on peut se nourrir de mangues tombées par terre que les riches clients des hôtels de luxe ne se baissent pas pour ramasser.

 

Le Grand Lièvre sur la plage. Qui est heureux avec rien, des bâtons, des pierres, des feuilles, des coquillages.

 

Je ne me plains pas, loin de là. Je sais trop la chance que j’ai. C’est juste pour rappeler comme les photos sont trompeuses. Même celles que je partage ici. Parce que je fais la belle photo qu’on attend, peut-être. Celle en tête de cet article, et puis celle en tête de l’article d’hier aussi.

Mais ce n’est pas notre réalité.

Nous en vrai on dort dans une maison sans clim, tous les cinq dans la même pièce avec un petit ventilateur électrique qui fait beaucoup de bruit et où il n’y a pas d’air, même la nuit.

Et on ne vit pas du tout le même voyage que sur les brochures touristiques, voilà. Mais ça nous va, je veux dire c’est notre façon de voyager aussi.

Aller à la rencontre de l’autre.
Manger la nourriture locale dans des roulottes où nous sommes les seuls Blancs.
Acheter des ananas hyper bons sur la route pour 800 CFP les cinq, c’est-à-dire 6,50 €.
Ramasser les fruits lourds et abîmés tombés des manguiers dans les tranchées au bord des rues (il n’y a pas de tout-à-l’égout) ou sur les parkings des hôtels et nous en faire un festin parce qu’on peut manger neuf mangues tapées à quatre. (Papa Écureuil n’est pas un mango lover, je l’avais déjà dit par ici je crois.)

 

On a ramassé un sac plein de mangues tapées, toutes fendues, tombées par terre sur le parking du Sofitel de Moorea (où nous ne sommes pas donc, mais je crois que vous avez bien compris maintenant…).

 

Alors moi aussi je peux rêver de passer une semaine ou plus dans un fare perdu au bout du monde, mais je sais que ça n’arrivera sans doute jamais en vrai. Et je veux que les babi se rendent compte que ce qu’ils perçoivent lorsque l’on traverse un resort de luxe pour aller voir un dauphin dans un bassin, ce n’est pas la vie des gens d’ici.
Ce n’est pas la vie tout court.

 

*****

 

Et vous, quelles valeurs transmettez-vous à vos enfants à travers le rapport à l’argent ?

Si vous pouvez vous le permettre financièrement, cédez-vous à toutes les demandes de vos enfants (pour Noël par exemple) ?

Où placez-vous le curseur de la frustration, de l’attente de quelque chose ?