Le sommeil & moi : dormir c’est quoi ?

Photo : Brancusi, La Muse endormie (1910).
J’ai découvert Brancusi juste après le lycée (et dans cet article on parle du lycée  ;-). Cette sculpture a compté dans mon histoire de vie. Quand je la revois aujourd’hui, je me souviens de : combien pèse une tête ? Une tête seule, une tête qui n’a plus de corps, c’est combien de kilos ?

 

Un jour sur ce blog je vous ai dit : manger, c’est compliqué.
Mystère and guess what ?
Dormir aussi, c’est compliqué.
Je sais qu’on est nombreux·ses à pas dormir, peu dormir, mal dormir. Par exemple ma cops Olivia qui vient boire avec moi dîner ce soir, elle aussi elle dort mal. La question c’est pourquoi ? Pourquoi est-ce que c’est si compliqué alors que ça paraît si simple sur le papier ?

De mon côté, je ne me souviens pas que ça ait déjà été simple. Je me souviens que j’avais du mal à m’endormir depuis avant même que j’apprenne à écrire. Je ne fais pas de lien particulier entre apprendre à écrire et ne pas réussir à m’endormir mais c’est pour vous dire, le sommeil & moi, depuis quand ça date !

Dormir, c’est mourir

Longtemps, je me suis couchée de bonne heure j’ai pris des trucs. D’abord des plantes, quand j’étais petite, l’Euphytose et une farandole de camomille, aubépine et passiflore. Ha ha ha.

Puis, ado, parce qu’il arrive que la nature se montre insuffisante, je suis passée aux composés de la chimie. J’ai testé, retesté et reretesté différentes molécules, des anxiolytiques (Xanax, Lexomil), des somnifères (Imovane, Stilnox, Havlane), et d’autres hypnotiques dont j’ai oublié le nom – parce qu’un des effets délétères des somnifères c’est de faire du crochet dans ta mémoire. Tous ces comprimés, je les ai pris quelques années, successivement, en alternance, je les ai parfois mélangés. Et un jour j’ai dit ça suffit, et j’ai tout arrêté.
Enfin « tout arrêté », disons que j’ai arrêté de prendre des médicaments pour me forcer à dormir. Après…

… Après j’ai fumé des joints. Longtemps. Au début c’était magique parce que l’effet du THC pouvait être instantané. Je fumais je mangeais des tartines hop je dormais. Mais au fil des années, c’est devenu moins bien : mon sommeil était entrecoupé et je n’aimais pas l’état dans lequel je me réveillais le matin. Je me couchais tard et je m’endormais, oui, d’accord, mais je me réveillais souvent triste, avec la sensation d’être encore fatiguée. Alors j’ai arrêté aussi.
Enfin « arrêté », disons que j’ai arrêté de fumer pour dormir. Après…

Depuis presque vingt ans maintenant, je ne prends plus rien du tout. Je ne dors ni mieux ni plus mal qu’avant. J’ai des phases. Des courtes périodes où, je ne sais pas par quelle grâce de la vie qui devient alors incroyablement belle, je dors bien, et des périodes plus longues où je dors mal.
L’activité physique régulière, voire intense, le rythme soutenu de mes journées peuvent aider, mais ils ne sont jamais une garantie. Pas plusse que la tisane de tilleul oranger de 22h ou la suppression du café après 11h le matin, pas plusse que la température à 18 degrés dans la chambre ou les mantras je-dors-je-dors-je-dors avant d’entrer sous la couette.

 

Juillet 2021, un mois où j’ai particulièrement peu dormi. Peut-être un alien ? (Newsletter 84 # 11 juillet 2021)

 

Pour expliquer ce que veut dire pour moi, « je dors mal », pour que vous puissiez vous rendre compte si ça ressemble un peu ou pas du tout à votre « je dors mal » à vous, je vous tape un petit 3615 code MAVIE (perdant d’un coup mes lecteurs et mes lectrices né·es après l’an 2000) un vis-ma-vie de la nuit. En même temps on est dans ma chambre à moi, c’est le moment !  😉

 

Situation de base

Je me couche vers vers 23h30-minuit. Disons le plus souvent. À peu près. Quand j’arrive à y aller. À partir de là, quatre voies possibles :

 

Cas n°1 (un rêve lointain)

Je m’endors en une demi-heure et je me réveille le matin entre 7h et 8h. Je me sens reposée. C’est la grâce de la vie qui devient alors incroyablement belle, etc., dont je parlais plus haut.

 

Cas n°2 (fréquent)

Je ne m’endors pas en une demi-heure. Tu connais ce moment où t’es là, dans ton lit, c’est la nuit et tu dors pas… Tout le monde dort mais toi pas. T’es là, tu fais rien, t’attends. T’attends de t’endormir. Mais il n’y a rien à attendre de l’attente, les gars, dans la vie en général, believe me ! Rien à attendre de l’attente, jamais. Et moi ça me rend dingue alors je peux pas continuer à être là et faire rien et attendre, donc je me relève et je vais lire dans le salon*. Je prépare un petit lait (végétal, parce que je déteste le lait de vache), avec des tartines, et je mange en même temps que je lis. Je retourne me coucher vers 1h30 ou 2h du matin où j’ai encore plusse la pression de m’endormir en moins d’une demi-heure. Des fois ça marche, des fois non. Des fois je bascule sur un cas n°3 de 4h du matin.

* (Parenthèse sur le salon. Le problème du salon, c’est si tu dors chez des gens ou n’importe où ailleurs que chez toi, sous une tente, à l’hôtel, en week-end avec des potes dont certain·es dorment justement dans le salon. Parce qu’alors, le salon tu peux pas. Selon l’endroit où tu passes ta nuit, il te reste la cuisine, la salle de bain, l’avant du camion, des escaliers, un balcon, dehors, ou au pire les toilettes – j’ai déjà fait aussi.)

 

 

Cas n°3 (fréquent aussi, le pire. Worst case, comme on dit Mickaël et moi à propos de tout et n’importe quoi quand on imagine le scénario du pire)

Je m’endors vers minuit, je me réveille entre 2h et 4h, autour de 3h disons, je me relève et je vais lire dans le salon. Je prépare un petit lait (végétal, parce que blablabla), avec des tartines, je mange en même temps que je lis et re-blablabla, tout pareil, même configuration que le cas n°2. Je retourne me coucher une heure à une heure et demie plus tard, donc souvent entre 3h et quelque et 4h30-5h du matin. Je mets du temps à me rendormir, et quand le réveil sonne à 7h-7h30, je me sens mal. Tendue, épuisée, coupable.

 

Cas n°4 (satisfaisant, un cas pour lequel j’éprouve de la gratitude un peu comme quand ton bébé commence à faire ses premières nuits, courtes, mais sans interruption)

Je m’endors vers 23h30-minuit et je me réveille entre 5h et 6h. Si c’est un peu avant 5h, genre 4h48, j’attends qu’il soit vraiment 5h (faut pas déconner). Je me lève sans bruit, j’allume l’ordi, je fais chauffer de l’eau pour boire une grande tasse avec du citron, la journée commence… Et je kiffe parce que je sais que j’ai deux heures pleines devant moi pour écrire et travailler à mes trucs dans le silence, sans la mauvaise conscience de prendre ce temps sur le reste.
En mai et en juin, j’entends le réveil des oiseaux, j’adore. Ce cinq à sept, c’est mon bonus à moi, en tout cas c’est comme ça que je le vis. Souvent je suis très efficace sur ces deux heures-là, j’avance bien, je fais des choses que j’ai longtemps repoussées, et ça me donne l’impulsion de faire ensuite avec autant d’efficacité les autres choses de ma to-do. Bon mais je ne vous apprends rien, c’est le « miracle morning » dont les adeptes ne tarissent pas d’éloges !

 

Au fond, le seul truc qui m’aide à me rendormir la nuit, c’est les tartines que je mange en même temps que je lis. Et si je lis beaucoup, je peux en manger beaucoup aussi. Par rapport à l’alimentation équilibrée de ma journée, tu peux appeler ça un cheat meal. Sauf que c’est pas le cheat meal planifié dans le cadre de ton programme d’entraînement, dans le cadre de ton programme de musculation, dans le cadre de ton programme de récupération physique.
Non. Moi mes tartines, elles sont juste HORS CADRE.

 

Un récent cas n°2. Bien sûr que la lumière est pourrie, c’est la nuit. La nuit on mange pas de tartines, on lit pas, on n’écrit pas, on fait pas de photographie. On dort la nuit.

 

Vous allez me dire que c’est inoffensif une tartine, surtout si vous êtes vous-même narco-addict au Lexo-Xanax-Témesta-Stilnox-Havlane (rayez la ou les mentions inutiles, ajoutez celles qui n’y sont pas). À quoi je vous répondrais : évidemment que c’est inoffensif pour vous puisque ce n’est pas votre problème ! Avez-vous remarqué l’indulgence dont on est capable en ce qui concerne les affaires des autres ?

Ma tartine n’est pas inoffensive car elle a des conséquences sur moi et sur ma santé qui ne le sont pas – et dont la première est, sans trop de surprise, le manque de sommeil. Car qui dort dîne mais qui dîne ne dort pas. Pas tout de suite. Dort plus tard, parfois beaucoup plus tard, et mal, car la digestion est relancée au moment où le corps est censé se reposer et faire son taf de la nuit (en vrac : récupération musculaire, régénération des cellules, restauration du système immunitaire, guérison, rêves, mémorisation, et encore plein d’autres trucs super mais si j’écris tout je vais paniquer).
Avec les tartines de la nuit, non seulement tu dors pas assez, mais en plusse tu dors mal. Or le manque de sommeil entraîne, chez moi comme chez vous, de la confusion, du découragement, des troubles de l’attention et de la concentration, le ralentissement des fonctions cérébrales et cognitives (ce qui explique que je me trouve parfois si lente à comprendre), une irritabilité générale et une violente chute de moral. Ça y est là, ça vous parle ?

Quand t’as pas assez dormi, tu vois tout dans ta vie avec un voile sale devant les yeux. Et si tu ne te souviens pas que, juste, tu manques de sommeil, la pente de la dépression n’est pas loin…

Voilà pourquoi je devrais arrêter. Les tartines, l’insomnie. Je passe ma vie à me dire que je dois arrêter. Mais la nuit, c’est le seul moment où je m’autorise à m’asseoir sur le canapé pour lire et manger des tartines. Et j’adore lire ! Et j’adore manger des tartines !
Alors quoi ?
La vérité, la vérité de la vérité, c’est que je n’aime pas dormir.

 

En même temps meuf, si ta journée c’est faire le ménage pour sept nabots et préparer toujours la même soupe, franchement dors, ça vaut mieux. Ou essaye le LSD.

 

J’aime quand je me réveille et que j’ai bien dormi, ça oui, j’adore même, parce qu’alors je me sens reposée et en forme, je suis pleine d’envies, pleine d’énergie positive. On dirait que c’est le printemps, tu te réveilles et y’a du soleil, les oiseaux chantent comme avec l’autre cruche de Blanche-Neige dans la forêt et tout est neuf, tout peut commencer.
MAIS.
Je n’aime pas aller me coucher. Je n’aime pas le moment d’aller me coucher, de la même façon que je n’aime pas le déclin du jour, quand le soir tombe et que l’angoisse me serre. Peut-être l’angoisse me serre parce que, justement, je sais que ce qui vient après la tombée de la nuit, c’est d’aller me coucher. C’est ce que j’ai réalisé en écoutant le dernier épisode du podcast « À bientôt de te revoir » (épisode 131, avec Fanny Ruwet).

Quand j’ai appris que ce serait le dernier épisode d’ABDTR, ça m’a fait un grand vide. (Vous ne voyez pas le rapport avec le sommeil mais ça va venir.) Déjà en juillet dernier, quand « Boomerang » s’est arrêté, c’était dur mais je me suis dit : bon, Augustin va me manquer mais ça va me libérer du temps pour d’autres podcasts. D’autres curiosités, vu que j’en ai pas assez (de temps) et trop (de curiosité).
Mais là c’est autrement plus méchant parce qu’ABDTR, c’est le podcast que j’écoute quand j’ai pas trop le moral. Quand je suis dans une pente « chai pas c’que j’ai », tu vois. Cette pente où, tu sais pas c’que t’as, mais tu sais que ça va pas. C’est dans ces moments-là, surtout, que je sens le vrai bénéfice d’ABDTR, la qualité rare et si précieuse de SML : elle me fait du bien.
Vraiment. Elle me fait rire, elle me console, elle me redonne de l’envie.
Comment je vais faire si je ne peux plus entendre ses associations d’idées, ses expressions, son autodérision, sa folie ? Hein ?

Et c’est quoi donc le rapport avec le sommeil (parce que j’ai pas oublié où j’en étais) ?
Le rapport c’est que dans ce dernier épisode, Fanny Ruwet qui est l’invitée de Sophie-Marie Larrouy, dit : « Dormir c’est comme être mort ». Et SML répond :

« Il y a des gens qui préfèrent s’évanouir de fatigue plutôt que d’être à ce moment où tu vas te coucher et où tu sais que tu vas t’endormir. »

Ça m’a fracassée. Je me suis dit à haute voix : c’est ça ! C’est moi, c’est exactement ça !
Je déteste aller me coucher. Je déteste ce moment. Souvent je le retarde, je le retarde le plusse possible en vérité, c’est pour ça que je me couche toujours si tard. Mais c’est pourri parce que ce moment il va venir, même si je le retarde.
Quoique je fasse, où que je sois, rien ne l’effaceil va venir.

 

Barbara, Mes insomnies, live Olympia 1978.

 

À voir tant de gens qui dorment et s’endorment à la nuit
J’aurais fini, c’est fatal, par pouvoir m’endormir aussi
Mais si s’endormir c’est mourir, ah laissez-moi mes insomnies
J’aime mieux vivre en enfer que dormir en paradis
Si s’endormir c’est mourir, ah laissez-moi mes insomnies
J’aime mieux vivre en enfer que mourir en paradis

 

Quand je vivais seule, il m’est arrivé de ne pas me coucher du tout. Tellement je déteste ce moment. Je ne vous parle pas d’un retour de soirée au petit matin où tu rentres chez oit vite aif, tu prends une douche, un café et hop tu pars travailler. Je ne vous parle pas non plus de quand tu ne l’as pas décidé et qu’en vrai tu voudrais bien, toi, aller te coucher, sauf que tu passes ta nuit aux urgences avec l’un de tes enfants, ou au commissariat pour un truc que tu aurais préféré qu’il ne t’arrive pas, ou autre circonstance exceptionnelle.
Non, je vous parle de la vie quotidienne, d’un jour lambda où il se passe rien mais où toi tu te dis : là je vais PAS me coucher. Enfin peut-être pas toi, pardon. Où moi je me dis : là je vais PAS me coucher.

Ces jours où ce qu’on répète chaque jour me semble une folie : manger, travailler, rentrer, re-manger, dormir, et recommencer. Des jours où je me dis : et si non ? Si j’arrêtais tout ça ? Si je ne mangeais pas, si je ne travaillais pas, si je ne rentrais pas, si je ne re-mangeais pas, si je ne dormais pas ? Si je ne recommençais pas, tous les jours pareil ?
Et pourquoi dormir ? Qui décide que ce soir je vais aller allonger mon corps nu sur un matelas et fermer mes yeux à 22h ou 23h, à minuit ou à 1h, et pourquoi ?

Dites-moi que vous aussi.
Dites-moi que, au moins une fois, vous aussi vous vous êtes demandé : pourquoi ?

 

Again and again. And again.

 

 
Mais dormir, c’est vivre aussi

Je n’aime pas dormir, je n’aime pas aller me coucher, et pourtant je suis entourée de personnes pour qui le sommeil est un plaisir, de personnes qui kiffent ce moment où elles se glissent dans leur lit. Il y a ma copine Adeline dont je vous ai déjà parlé moult fois, celle qui me dit va dormir mon cœur, quand je suis triste.
Pour Adeline, le sommeil c’est plus important que tout et elle dit que la privation de sommeil la rend agressive alors qu’elle est la personne la plus sensible et empathique que je connaisse.
Un jour, à propos d’Adeline, Mickaël m’a dit :

– C’est comme si t’avais une échelle de 1 à 10 de la sensibilité dans la tête, et toi par exemple, t’es clairement à 10. Mais un jour tu rencontres une personne et tu te rends compte qu’elle est à 33. C’est Adeline.

Et c’est tellement vrai, je n’ai jamais oublié ça ! Il existe toujours quelqu’un au-delà de toi. Un jour, ça se trouve, Adeline va rencontrer quelqu’un qui sera à 42. J’y crois pas mais bon. C’est parce que mon échelle s’arrête à 10…

Et donc, le point commun entre ma copine Adeline et mon mari Mickaël – et c’est probablement le seul – c’est que la privation de sommeil les transforme en monstres méchants et agressifs. Je te jure que j’exagère pas. Je vis avec quelqu’un d’extrêmement doux et gentil, mais, la nuit, s’il dort et que je le réveille, par exemple quand je vais (enfin) me coucher, et même si c’est pour des trucs sympa comme… euh… tu sais… si un mec il dort est-ce que… enfin tu vois quoi… si je le réveille quand c’est encore la nuit ou avant que son réveil sonne, alors ce quelqu’un devient… une… autre… personne. Pas une personne, un monstre. Méchant. Agressif.
Vous avez vu le film Les Gremlins ?

 

Le mogwai à droite, quand tu le nourris la nuit, il devient ce monstre effrayant à gauche. C’est lui, l’alien (c’est pas moi).

 

Ces gens qui se transforment quand ils dorment et pour qui c’est le bonheur d’aller se coucher, je les regarde avec un mélange de curiosité, d’envie et de désarroi. Parce que je n’ai JAMAIS connu ça. Je me souviens d’un jour au lycée où j’ai eu un malaise en classe ; j’ai demandé l’autorisation de sortir, et en partant je me suis effondrée contre la porte dans le couloir. On m’a emmenée à l’infirmerie où on m’a allongée sur un lit, à faire rien et attendre rien – parce que ?… Il n’y a rien à attendre de l’attente, voilà, j’espère que vous suivez ! Et pendant ce temps d’attente qui m’a semblé infini, allongée sur ce lit d’infirmerie sans même un livre, sans rien, je lisais en boucle l’affiche punaisée au mur en face de moi qui disait :

Dormir, c’est vivre aussi.

Je la lisais et la relisais avec l’impression grandissante de ne pas en comprendre le sens.
Au lycée, j’avais déjà des problèmes à manger et des problèmes à dormir. Je me demandais déjà : mais comment font les gens ? Et ça me passionnait qu’on me raconte comment. Les solutions, les stratégies.
Cette affiche de prévention de santé, il m’a été très facile de la retrouver sur Internet parce qu’elle est restée intacte dans ma mémoire. Avec les punaises sur le mur jaune pâle de l’infirmerie et le coin en bas à droite qui s’était détaché et qui rebiquait.
J’y ai si souvent repensé dans ma vie, j’ai si souvent entendu cette phrase, dormir c’est vivre aussi, remonter du passé et revenir tourner dans ma tête et m’interroger : alors ? tu dis quoi ? et maintenant tu choisis quoi ?

 

Pendant notre grand voyage, j’écrivais la nuit. Tous ces articles publiés et tant de pays traversés, il fallait bien trouver le temps d’écrire sans voler le temps de vivre de la journée ! J’écrivais la nuit, toutes les nuits, et parfois, toute la nuit. Je me souviens de cet article que j’ai terminé d’écrire à Osaka, pendant notre dernière nuit au Japon, avant d’aller dormir deux heures de 6h à 8h du matin : Japon façon guide.
Je me disais : ne pas dormir, c’est vivre aussi. Et je vivais deux fois.

 

Cette affiche sur le mur de l’infirmerie de mon lycée. Elle a vieilli bien sûr, mais on est en 1995, là… NTM a la fièvre, Raggasonic entend parler du sida, Coolio dévoile son paradis de gangsters, les Cranberries nous transforment en zombies, et Céline Dion chante « Pour que tu m’aimes encore » partout (genre partout partout partout). Il y a aussi les Boyz II Men qui font de la soupe sur comment ils vont make love to you et mon côté punk a déjà envie de vomir. Nan mais je vous aide à replacer la période quoi !

 

Enfin si dormir c’est vivre, alors où va-t-on quand on s’endort ? (et j’ai appris en écrivant ma dernière Newsletter 113 # 2 avril 2023 que cette interrogation est le titre du premier album de Billie Eilish, « When we all fall asleep, where do we go ? ».)
Est-ce que le moi d’aujourd’hui meurt dans mon sommeil ?
Est-ce que c’est comme dans ce film de Christopher Nolan que j’ai adoré, Le Prestige (2006), où le moi d’aujourd’hui meurt, chaque soir, et c’est un nouveau moi qui renaît chaque matin ?

Est-ce que demain tout sera changé ?
Est-ce que tout peut s’arrêter en une nuit ?

En écrivant ces questions, l’air me manque, mes poumons se vident et ma gorge se serre. L’angoisse que je ressens physiquement dans mon corps me montre ce qui ne va pas avec mes pensées. Et pourquoi, tant que j’aurai ces pensées de fin du monde, je ne voudrai pas aller me coucher. Évidemment.
Pourquoi, tant que j’aurai ces pensées de fin du monde, je continuerai à appréhender 18h la tombée du jour, trouver des subterfuges, le sport, le cinéma, le rhum, la cuisine, n’importe quoi. Personne n’a envie de vivre un effondrement à chaque fin de journée.
Pourquoi, tant que j’aurai ces pensées de fin du monde, je me relèverai la nuit, encore et encore, pour une tartine, pour être prête à m’enfuir – au cas où, tout est changé. Je saurai toujours où sont mes chaussures pour jamais sortir en chaussons. Je n’ai pas de chaussons. Je n’ai plus de chaussons.
Je serai la nuit pour veiller le passage d’un jour à l’autre, m’assurer que tout ne disparaît pas et pouvoir me rendormir, si facilement, au matin. Quand le jour revient, quand je suis sûre que tout va bien. Alors je peux me reposer le réveil sonne et c’est l’heure de se lever.

 

Cette semaine – et là je vous fais de la confidence – cette semaine, c’était gros challenge pour moi parce que j’étais seule. Pas seule seule, mais seule avec les enfants, seule adulte je veux dire. Seule garante du CADRE. Le cadre des repas, de ce que l’on choisit de manger, le cadre des horaires. Et pour les enfants je sais le faire, je le fais bien même, mais pour moi ?
Eh ben, cette semaine, pour moi aussi j’ai réussi. Bon, pas parfaitement, je ne dis pas que j’ai fait le sans-faute que j’aurais voulu, mais par rapport à la crainte que j’avais et les obstacles intérieurs et extérieurs à surmonter, je m’en suis bien sortie. Et la perspective de pouvoir l’écrire ici si j’y arrivais m’a aidée de ouf ! J’ai réussi à tenir à distance ces questions qui débaroulent avec tant d’insistance quand je suis seule :

Mais pourquoi t’irais te coucher ? T’as qu’à pas te coucher !
Mais pourquoi tu manges ? T’as qu’à pas…

Enfin vous savez bien, cette voix en vous qui vous amène droit de l’autre côté de la ligne, jusqu’au petit bruit blanc qui va vous faire vaciller. Sophie-Marie Larrouy, encore elle, en parle très bien. Dans mon article Merci SML du 27 octobre 2021, j’avais écrit :

Moi aussi j’avais vingt ans quand je suis passée de l’autre côté. Presque vingt ans. T’oublies jamais. Le bruit blanc, les murs blancs. Ça ne veut pas dire que tu es immunisé(e) pour la suite, certainement pas, mais après tu sais. Chat échaudé blablabla. Tu sens l’endroit où tu pourrais vriller bien avant le glissement qui t’entraîne dans ta tête, qui chuchote dans l’interstice de tes élans : arrête, lâche l’affaire, arrête tout, éteins la lumière.
Tu reconnais parfaitement le bruit blanc. Tu vois la ligne qui va te faire trébucher.

 

Mais là c’est pas pareil. Là tu ne trébuches pas. Tu ne glisses pas. Là tu te fais confiance et tu t’élances. Allez.

 

J’ai passé des années à monter des barricades devant cette ligne, à construire et maintenir un cadre solide qui m’empêche d’entendre le petit bruit blanc. Dont je pensais qu’il m’empêcherait d’entendre le petit bruit blanc. J’ai passé des années à croire que si je perdais ce cadre solide – qui me rend parfois rigide, il faut reconnaître – je n’aurais plus aucune limite et que je tomberais dans le chaos. Or, non.

Parce que vous n’êtes pas QUE cette voix.

Cette voix est en vous (et je dis « vous » pour me soutenir, pour ne pas dire « je », pour ne pas dire « SML et moi », pour ne pas dire « SML, mon pote Fabien et moi », mais ça se trouve, « vous » au sens de vous, non ! pas du tout ! ça se trouve vous ne comprenez même pas ce que je raconte ?!), cette voix est en vous (faisons comme si, encore un peu) mais vous n’êtes pas cette voix. Vous n’êtes pas QUE cette voix. Vous êtes bien plusse que ça, bien plus puissant·e, et vous avez grandi, et vous êtes plus fort·e, et vous pouvez lui dire :

Je t’entends. Je vois où tu vas. Et merci, mais non merci. Ce que tu dis, là où tu m’emmènes, je n’en veux plus pour moi.

Et ça passe. Il y a une morsure – un vertige – et ça passe.

 

Planche d’Élise Gravel, que je vous présentais sur la police du ton dans l’article Tous et toutes ensemble.

 

Ça m’aide que tu me dises « à demain ».
À demain Audrey, à demain.

C’est comme si
Tu me donnais la main
Pour traverser la nuit
Et que tout renaisse au matin

Qu’il reste des étoiles
Quand je me réveille
Qu’au moment où mes yeux se voilent
Je n’ai plus peur du grand sommeil

 

Et si accepter d’aller dormir, c’était choisir de faire confiance à demain ? (Newsletter 92 # 31 décembre 2021)

 

*****

 

Et vous, le dodo c’est comment ? Angoisse ou béatitude ?