Ce que cuisiner veut dire

Photo : Le flan au chocolat que j’ai fait pendant qu’on avait le covid (novembre 2021). On n’a rien senti… sauf les garçons non-covideux qui n’avaient pas perdu le sens du goût et qui l’ont trouvé super bon. Mais j’ai noté que la texture ne me paraissait pas assez flan. Pour un flan, je veux dire. Parce que si j’avais voulu faire un fondant truffé au chocolat, j’aurais fait un fondant truffé au chocolat, t’as vu. Mais pas là.

 

J’emprunte le titre de mon article à l’ouvrage du sociologue Jean-Claude Kaufmann dont c’est le sous-titre (Casseroles, amour et crises – Ce que cuisiner veut dire, éd. Armand Colin, 2005) et que j’avais trouvé passionnant il y a des années de cela.

 

Les nouvelles interdictions nationales et internationales éloignent encore un peu plus la possibilité de voyager, ou même simplement d’aller à la rencontre de l’autre. C’est triste. La peur, la haine, le repli, la stigmatisation, ça me fait du noir à l’intérieur. Si j’écris là-dessus, je vais m’y noyer. Alors, avec le mot CONFIANCE que j’ai choisi pour éclairer mon année, je préfère partager ce qui me met en joie. Peut-être vous aussi vous avez besoin de réconfort, le temps qu’il faudra.

Et ce qui me met en joie, devinez quoi, c’est le voyage et la cuisine qui fait voyager. Celle qui permet que s’ouvre en nous l’intimité de l’autre pour peu qu’on en ait la curiosité. Ce qui me met en joie, c’est l’amour qu’on donne quand on cuisine pour quelqu’un et l’amour qu’on reçoit quand on mange un plat qui a été cuisiné pour nous.
T’imagines pas l’émotion, les larmes de ma copine Adeline quand je lui apporte une soupe, une part de gâteau, un pain ou des biscuits que j’ai préparés. Et pourtant je le fais tout le temps !
Enfin si tu crois que tout ça c’est que du blabla, cuisine pour moi. Tu verras…

Aujourd’hui donc, ce qui me met en joie, c’est de vous parler de la série Street food sur Netflix. Comme quoi je suis pas toujours vénère ou triste, je sais aussi me montrer très enthousiaste !

Street food est une série documentaire qui a été réalisée par la même équipe que la série Chef’s Table (que je n’ai pas encore vue) et qui met en lumière des cuisinier(e)s de rue dans différents pays d’Asie pour la première saison, et d’Amérique latine pour la deuxième saison.
J’ai regardé avec Mickaël et on était comme des oufs, on voulait repartir TOUT DE SUITE ! Sauf que. Non. Vous savez bien.
Alors je me suis mise à rêver d’une troisième saison Street Food in Africa, pour retrouver les marchés du Mali, les seaux, les couleurs, les tissus, les voix, les odeurs d’encens, le gongon mougou surtout que j’aime tant… 😍
Mais. Non. L’Afrique ne fait pas recette à part pour ces gros bâtards de Nestlé.

Alors pendant les vacances de Noël, Mickaël et moi on a décidé de revoir tous les épisodes de Street Food avec les enfants, en VOST parce que la voix des gens est si importante. Si indissociable de leur personnalité et de leur histoire – je pense notamment à Doña Suzana à Bahia (lire mon article Street food in Latin America).

 

Le resto de rue de Doña Suzana, à Salvador de Bahia (Brésil).

 

Les enfants ont adoré. Ils y ont retrouvé ce qui faisait le sel de notre voyage : l’inconnu, la rencontre de hasard, l’ouverture à ce qui nous est étranger, voire étrange, par la cuisine. Ils ont aimé revoir les trucs parfois bizarres que l’on mangeait, les vies si différentes de la leur. Les leçons de courage et de persévérance aussi, au cas où ils les auraient un peu vite oubliées…
Et puis, plus prosaïquement, ils étaient contents tous les trois que, POUR UNE FOIS, j’ai plaisir à regarder quelque chose sur un écran avec eux. Ce partage inattendu avec moi, ça faisait du miel dans leur bouche, si vous avez suivi la saga du samedi (noir) soir.

 

Dans le cinquième épisode de la première saison qui est consacré à Taïwan, on entend Uncle Goat déclarer :

« Faire du ragoût est un acte d’amour. »

Quelques minutes après lui, le Grand Lièvre (10 ans) m’a dit :

– Tu sais maman, j’aimerais aimer tout ce que tu nous prépares comme plats du monde parce que je trouve ça super qu’on puisse découvrir tout ça, mais des fois j’aime pas, comme la sauce graine d’Akissi ou le plat du Costa Rica, et je me déçois…

Ça m’a tellement touchée. C’est vrai que certains jours je suis frustrée que les enfants n’aiment pas ce que j’ai cuisiné, le plat, ou le dessert, ou bien encore l’entrée, c’est vrai que certains jours j’ai envie de les éclater je me sens rejetée quand ils repoussent leur assiette alors que j’y ai passé du temps et que j’ai mis de l’amour dedans.
Mais.
C’est moi qui ai un problème avec ça, pas eux. Ils ont le droit de ne pas aimer. Je sais qu’ils mangent déjà plein de choses que les autres enfants ne mangent pas. Et qu’ils goûtent toujours, même des plats avec des têtes de poisson qui ne leur reviennent pas, ou des frichtis africains très pimentés. Je sais que, tous les trois, ils prennent des gants pour ne pas me blesser, pour me dire sans vouloir t’insulter : non maman, je suis désolé(e) mais ça vraiment j’aime pas.

N’empêche que ça me pince quand même, quelque part dans mon ventre. Un peu trop près de la voix familière qui va se ruer sur moi et me crier :

Vas-y mais arrête ! Arrête tout ça ! À quoi ça sert de toute façon ? Cuisiner, manger, chier, cuisiner, manger, chier, recommencer encore et encore, c’est ça la vie ? T’en as pas marre ? Et si t’arrêtais ?

Mais faut que je bouche mes oreilles. Faut pas que j’écoute cette voix parce qu’elle me ramène à un très mauvais endroit que je connais par cœur.
Donc quand Lucien me dit ce qu’il m’a dit pendant l’épisode de Street Food, avec la sincérité et l’absence de filtres qui le caractérisent, ça me fait du chaud. J’entends : j’aimerais aimer tout ce que tu prépares maman, parce que je t’aime et je suis reconnaissant que tu passes tout ce temps à cuisiner pour nous, mais j’aime vraiment pas les noix, les graines de cumin et la coriandre. Et peut-être que j’aimerai quand je serai plus grand, ou peut-être pas, peut-être que j’aimerai jamais, mais ça n’a rien à voir avec toi.

 

Ma sauce graine mijotée avec plein de légumes (qu’on ne voit plus), quatrième version, et ma meilleure à ce jour. J’en éprouve quelque fierté car j’expérimente au goût et sans modèle… Sur la photo, la sauce graine est servie avec du riz basmati blanc car c’est l’assiette du lendemain de Mickaël et il ne restait plus d’attiéké ni de riz cassé (deux fois).

 

C’est peut-être un détail pour vous mais pour moi ça veut dire beaucoup… Ça veut dire que du haut de la perspicacité de ses dix ans, l’enfant perçoit l’essence même de ce que c’est que de cuisiner pour quelqu’un.

La cuisine ce n’est pas que de la nourriture, et c’est exactement ce que vous allez voir dans Street Food.

 

On me dit souvent que je vis sur une autre planète mais je sais quand même que les émissions culinaires sont devenues hyper tendance à la télé. Je sais qu’il en existe plein sur toutes les chaînes, avec des concours de chefs, des notes, des juges, des votes, des stars.
Je n’en ai jamais regardé aucune. Jamais. Ce n’est pas parce que je n’ai pas la télé, je pourrais les voir en replay sur l’ordi, mais j’ai jamais eu envie. On dirait qu’il y a quelque chose dedans qui me rebute profondément et je ne sais même pas vraiment expliquer quoi.

Ce que je sais, c’est que Street Food n’a rien à voir avec ces émissions-là. Et ce n’est pas seulement un documentaire sur la street food non plus. Street Food montre des gens et la vie comme elle est, injuste et brute mais parfois belle aussi. Des deuils terribles, et puis des rencontres merveilleuses qui changent tout.
C’est la vie comme je l’ai vécue en voyage. Des personnes que j’ai croisées, de leur vie ordinaire et de ce qu’ils créent, eux, pour la rendre extraordinaire. Unique. De comment ils se relèvent des épreuves difficiles et comment ils s’élèvent, par l’exigence qu’ils se posent à eux-mêmes, leur ténacité, leur courage.

 

Évidemment, ma première idée quand j’ai compris que j’allais écrire sur Street Food était de vous mettre des photos de plats exotiques qui vous donnent envie. Et puis une nuit, il m’est apparu comme une fulgurance que ce que j’aime tellement dans Street Food, ce ne sont pas tant les plats. Balec des plats. Ce que j’aime, ce sont les gens, les histoires des gens, d’où ils viennent, pourquoi ils font ce qu’ils font, pourquoi c’est si important pour eux et pourquoi ils n’arrêteront jamais. Pour le sens. Pour l’amour qu’ils offrent et qu’ils reçoivent en retour qui les rend heureux. C’est eux, leurs sourires, leurs larmes, la façon dont ils se racontent, qui me donnent envie de manger ce qu’ils cuisinent, pas leurs plats en eux-mêmes.
Tu peux trouver que c’est cucul la praloche mais moi je me connais, je sais ce qui est vrai pour moi, comme je suis faite et comment je mange.

Pourquoi je mange (ou pas).

 

Stand de rue de lampredotto à Florence, en Italie (mai 2012).

 

Quand je parle de cuisine et des gens qui la font, des histoires des gens qui la font, c’est parce que j’aime que ce ne soit pas partout pareil. Qu’il n’y ait qu’à Florence que je puisse manger dans la rue un sandwich au lampredotto – alors même que les tripes figurent dans le top cinq des aliments qui qui me dégoûtent le plus.

Il me semble qu’on perd quelque chose d’essentiel avec l’implantation des mêmes énormes chaînes dans toutes les grandes villes du monde, et l’uniformisation qui rend le goût du caffè latte au Starbucks de Krabi en Thaïlande identique à celui du caffè latte au Starbucks d’Opéra à Paris en France. Je ne sais pas pourquoi c’est l’exemple qui me vient car je n’ai jamais bu de caffè latte de ma laÿfe, mais c’est pour dire la prise de pouvoir de ces chaînes par « l’expérience client ». Le fait que quand t’es au Starbucks, t’es au Starbucks, quel que soit le pays dans lequel tu te trouves, quelle que soit la culture environnante. Allez, peut-être qu’au Starbucks de Riyad, quand même, t’oublies pas que t’es en Arabie Saoudite. Mais qu’est-ce que tu fous là-bas ?? À cause des femmes en noir. Ou à cause de : pas de femmes du tout.

Mais la cuisine de rue traditionnelle dans les pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, c’est pas comme : tu te retrouves à 22h Place de Clichy, tu crèves la dalle, et t’as le choix entre Domac, Quick, KFC, Subway, Five Pizza ou le mec qui vend des paninis toute la nuit à l’angle de l’avenue de Clichy et du boulevard de Clichy. (Ils sont dégueulasses, je te préviens, c’est les pires paninis que j’aie mangés de toute ma vie. T’as intérêt à avoir un sacré taux de THC dans le sang pour pas t’en rendre compte.)

Ou, autre configuration : tu veux pas manger de la merde de fast-food parce que tu te soucies de ta santé mais t’as pas eu le temps de te préparer une gamelle pour ton déj’, alors t’avales vite fait un Y-Food (This is food).
Attention là, je ne me moque pas de l’Y-Food parce que :
1/. Jusqu’au soir du 31 décembre dernier, je n’en avais jamais entendu parler, j’ai dû faire une recherche sur Internet le lendemain matin ;
2/. Après cette recherche instructive, j’ai pu constater que je suis potentiellement une bonne cible marketing de ce genre de produit ;
3/. Comme le marketing fonctionne à merveille, j’ai très envie de goûter, or c’est le genre de contradictions que je n’assume pas du tout… 🙈

 

Il Fagotto, une minuscule échoppe de rue à Tempio Pausania, petite ville de Sardaigne en Italie (avril 2017). Les foccacias étaient dingues, c’était comme si j’avais jamais rien mangé de meilleur de ma vie ! L’anti-panini de la Place Clichy, tu vois.

 

Ce que je veux dire c’est que, dans Street Food, il y a une histoire familiale derrière chaque plat.

La nourriture de rue est préparée selon des recettes ancestrales, parfois douloureuses et contraignantes, qui ont été transmises de génération en génération, et peut-être que ça me touche autant parce que je suis issue d’une lignée de femmes qui n’aiment pas cuisiner.
Aussi parce que l’histoire de chaque plat, comment il est né, comment il est préparé, et comment il a résisté au passage du temps et aux brassages de population, avoue que c’est autre chose, en termes d’intensité, que la teneur en protéines de la poudre que tu mélanges après ta séance de sport !
Souvent il y a beaucoup d’émotion quand la personne qui cuisine se raconte. Souvent je pleure. Il y a des épisodes qui m’ont fait pleurer (évidemment je ne vous dis pas lesquels, vous me direz pour vous  😉 ).

Bien sûr que les réalisateurs ont une trame scénaristique, qu’ils ont fait exprès de choisir des bignons pour monter en émotion, et que ça fait partie intégrante du succès de la série. Mais tant mieux ! Peut-être que dans le reste du monde on n’en voit pas assez, peut-être qu’on en a besoin. Peut-être que ça fait du bien d’entendre des histoires de personnes comme vous et moi qui décident d’offrir le meilleur d’eux-mêmes.
Des gens qui ne dorment qu’une poignée d’heures par nuit, qui se lèvent tous les jours à 1h du matin pour aller au marché choisir les ingrédients de première qualité sinon après y’a plus rien. Car les cuisiniers de rue que l’on voit dans Street Food ne se contentent pas de reproduire le même plat bon marché jour après jour. Ils le magnifient. Ils donnent tout ce qu’ils sont et ils en font l’œuvre de leur vie. Ils mettent des paillettes d’or dans la tienne. Toi t’as juste envie de les prendre dans tes bras, de les remercier et de tout manger.

Moi ça me fait ça, et ma faim est sans limite (newsletter 93 # 16 janvier 2022).

 

J’ai donc décidé que je publierai ici les portraits des personnes qui m’ont le plus touchée pour ne pas les oublier. Ne pas oublier leur visage, leur histoire, leur résilience et leur énergie. Ce sera totalement partial et subjectif mais c’est mon blog, je fais ce que je veux.

 

Toyo, à Osaka au Japon, c’est mon amoureux de Street Food. Mon chouchou, mon léléri comme on dit au Mali. Je vous en parle la semaine prochaine dans Street Food in Asia.

 

Après cette mise en bouche, en attendant mes deux prochains papiers sur la street food, je vous conseillerais bien de vous réserver. Voire de faire une diète post-agapes si vous avez abusé du foie gras et du chocolat à Noël, ou bien encore d’adopter le Okinawa style dont le principe de base est : sortez de table en ayant encore un peu faim.

À moins que l’abondance ne vous effraie pas et que vous n’ayez que faire de vivre centenaire, comme le Marcass’ (8 ans) qui préfère le Osaka style dont la philosophie peut se résumer à : mangez autant que vous pouvez.

– Mais maman je pourrai remanger, même si j’ai déjeuné tard ! Manger c’est la vie !

 

« Les gens qui aiment manger sont toujours les meilleurs. » (Julia Child)

 

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À suivre
Street food in Asia
Street Food in Latin America

 

Et pour vous, qu’est-ce que cuisiner veut dire ?