Le confinement & moi : manger c’est quoi ?

Photo : Mon sandwich que j’appelle « à la malienne », dans du pain tigre que le Marcass’ appelle « le pain cou de girafe » (avril 2020).

 

La semaine dernière je vous disais que j’avais démissionné. Lâché du lest. Eh ben j’ai vraiment lâché. Même sur les repas. Ouais. Même.

Tenez, hier midi les babi ont mangé des sandwiches.
Y’en a aucun d’eux qui aime le même pain, aucun la même garniture, celui de Lulu est totalement déstructuré (le pain sur le bord de l’assiette, pas de sauce ni de tartinade dedans, les radis nature au milieu, les carottes râpées à côté et la salade par-dessus) mais quand même, on dit sandwich. Un truc qui se mange avec les doigts quoi.

Après, notre alimentation continue d’être variée, saine et équilibrée, ça va, mais je sens que moi je pars en rafales. La nuit le plus souvent, et parfois du chocolat le soir tard après le dîner aussi.
Quand tout est fait et que les enfants sont couchés. Quand il faudrait dormir et que je ne dors pas.

De rhum arrangé en vin qui va bien, de tartines de beurre en tartines de purée de sésame noir, je reprends du poids de manière à peu près certaine. Comme vous aussi peut-être. J’espère. Ne me laissez pas toute seule dans cette galère.

Je ne me pèse pas parce que… parce que… Parce que. Voilà. Mais quand tu cours, t’as pas besoin. TU SAIS.

Chaque kilo supplémentaire te plombe autant sinon plusse que les volutes de fumée bleue que tu te mets dans les poumons.
Je ne cours plus 1h30 trois fois par semaine, maintenant ce serait plutôt 1h30 une fois sur trois.* Ça me flingue mais il ne tient qu’à moi.
D’arrêter de boire, de manger, de fumer.

 

Voilà c’est ça. Je ne suis PAS dépendante. Et surtout pas de l’amour des autres. Ouf que mon cœur est fait de pierre. (Illustration par Diglee sur madmoizelle.com.)

 

– Mais non mais c’est pas toi mon amour, c’est le confinement aussi, c’est chaud ! On est enfermés avec trois enfants, il faut bien des échappatoires…

C’est Papa Écureuil qui parle. Qui excuse.
Je vous l’ai dit, non, qu’il me soutient tout le temps même quand il n’y a vraiment rien à soutenir ?
J’ai de la chance.

Sauf l’autre jour en début d’après-midi, je lui dis : je voudrais que tu me prennes dans tes bras. Et il me répond (sic) :

Non j’peux pas, il faut qu’je lise un contrat.

 

Ça m’a tuée. Le télétravail des fois c’est vraiment de la merde. T’étonne pas s’il n’y a plus de pain et de chocolat le lendemain matin !

– Y’a plus de pain ? Il restait pas du pain hier soir ?
Si, mais entre-temps il s’est passé une nuit t’as vu. Donc non, y’a plus de pain non. Va voir dans ton contrat peut-être. Bichant.

 

Voilà ce que le sujet m’inspire… en moins d’une minute. Ça vous parle ? Si ça vous parle, dites-le dans les commentaires : OUI ÇA ME PARLE !

 

Papa Écureuil non, ça ne lui parle pas. Pas du tout. Il faut dire aussi, c’est la nuit : il dort du sommeil du juste à côté de moi. Et en écrivant ça, c’est comme à chaque fois que je lis ou que j’entends l’expression : je ne peux pas m’empêcher de penser à Romain Gary.

« J’ai beaucoup réfléchi là-dessus et je crois que Monsieur Hamil a tort quand il dit ça. Je crois que c’est les injustes qui dorment le mieux, parce qu’ils s’en foutent, alors que les justes ne peuvent pas fermer l’œil et se font du mauvais sang pour tout. Autrement ils seraient pas justes. »

C’est dans La vie devant soi, au début. Si vous ne l’avez pas lu, lisez-le. Et si vous l’avez déjà lu, eh ben relisez-le. D’ailleurs je vais le relire moi aussi, tiens. Bonne idée.

Mais. Papa Écureuil n’est pas un injuste et il ne s’en fout pas. Pourtant il dort super bien.
C’est ça le problème dans la vie, c’est qu’il n’y a pas de règles assez solides pour s’y accrocher.

 

Enfin bon. Où j’en étais ?

Au confinement. À l’anxiété. À manger sans faim, sans trop savoir pourquoi, parce qu’on tourne en rond et qu’on est criblé(e) de frustrations.
À l’équation tristesse + angoisses qui tournent = insomnies
Insomnies = manque de sommeil + perte de patience
Et manque de sommeil + perte de patience + tes trois enfants 24/24 = EXPLOSIF !

Moi depuis le début du confinement, je suis dans une phase où je me lève toutes les nuits. Des trous de deux heures, trois heures, souvent plusse parce que je n’arrive pas à me rendormir quand je finis par retourner me coucher épuisée.

Je me lève sans faire de bruit, des fois je pleure et des fois non. Parfois j’écris, mais souvent je suis trop fatiguée alors je me contente de prendre quelques notes de mes pensées sauvages, et puis après je lis.
Et en même temps que je lis je mange des tartines. Toute seule dans ma nuit.

 

Alors ici c’est pas dans ma nuit – la nuit je ne prends pas de photo – mais c’est le goûter que je prépare pour Garance l’après-midi et qui ressemble trait pour trait à mes régressions de la nuit. À ces deux détails près que la Petite Souris ne boit pas de lait au goûter (et, pour sa part, elle aime le lait de vache) et que j’ajoute pour elle du miel sur la tartine de purée de sésame noir. Pas pour moi, le sucre sur le gras faut pas déconner quand même. But still.

 

Le confinement incite à se dévoiler sûrement parce que publier cette photo c’est hyper intime pour moi. Ça me demande un certain courage. Ça vous saute peut-être moins directement aux yeux mais moi je me sens plus nue que si je vous montrais mes seins. Comme quoi. La pudeur, la vulnérabilité ne sont pas toujours là où l’on croit.

Bref. Le lendemain, non seulement t’es crevée, mais en plus tu t’en veux à mort, tu portes ta culpabilité dans ton ventre toute la journée. Tu seras jugée nue sur la balance sans pitié du tribunal qui siège dans ta tête et où tu comparais sans personne pour te défendre.
Tu voudrais plaider que plus sévère sera la peine, plus probable la récidive. Plus tes repas seront insuffisants le jour, plus ton corps criera la nuit. Qu’il faudrait juste pardonner, « oublier », remettre les compteurs à zéro chaque matin.

Tu pourrais arguer que tu le sais par la jurisprudence de longues années d’expérience derrière toi, mais bababa, personne voudra entendre ça là-haut, dans ta tête.

Y’aura pas de défense avant la condamnation.

Pour toi, la voix pernicieuse de la culpabilité viendra plutôt frapper un double coup de poignard entre tes omoplates. Pour être sûre.
Elle te balancera : en ce moment même, il y a des gens qui perdent des proches qui meurent du coronavirus et toi tu te prends la tête avec tes 5 kg (ou plusse ou moins, mettez ce que vous voulez parce que de toute façon, il n’y a que pour vous que c’est important).

 

Illustration de Soledad Bravi.

 

Évidemment quand tu l’entends cette voix, si tu as un minimum d’humanité (et tu en as), tu te sens encore plus coupable. C’est le but, en fait. Mais cette culpabilité du privilège est un piège. Elle n’est d’aucune utilité, ni pour ceux qui souffrent, ni pour toi ; au contraire, elle t’enfonce bien profond car elle te fait sentir encore plus misérable.

C’est la même racine de culpabilité que celle dont je vous parlais dans cet article que j’ai écrit au Laos il y a un peu plus d’un an : Est-ce que les gens naissent égaux en droits ?

Cette culpabilité qui te prend quand tu cries sur tes enfants parce que t’en peux plus qu’ils te réclament sans cesse et qu’après tu penses aux femmes qui aimeraient tellement être à ta place parce que elles, elles ne peuvent pas avoir d’enfant.
Ou bien quand tu t’énerves sur ton mec parce qu’il laisse les miettes dans l’évier le soir sans faire couler de l’eau dessus et que donc le lendemain matin elles sont toutes collées, forcément, t’es obligée de les gratter à l’ongle et au côté abrasif de l’éponge, et qu’après tu penses aux femmes qui se font tabasser au moment même où tu fais toute une histoire pour des miettes parce qu’elles vivent avec un putain de gros connard (pardon mais il fallait que ça sorte).

Tu vois quoi. Ces pensées pourries qui ne t’aident pas du tout à avancer parce que, que tu te sentes coupable ou non, c’est ta vie que tu vis, pas celle des autres.
Et toi ta vie, ton quotidien d’aujourd’hui, c’est tes 5 kg (ou plusse ou moins, blablabla), tes enfants qui te réclament sans cesse, et ton mec avec les miettes collées dans l’évier le matin.

 

Illustration de Soledad Bravi.

 

Je sais que je ne suis pas la seule.

Je sais que ce que je raconte fait écho, ô combien, chez certaines d’entre vous. Et je suis certaine de pouvoir écrire « certaines » au féminin.

Je ne dis pas que les hommes, sous l’effet du stress, du manque, de l’angoisse de l’abandon ou de je ne sais quoi, ne compensent pas aussi quelquefois par le sel, le sucre, le gras. Mais je ne parle pas tant ici du fait de manger, ni même de « trop » manger, que de la relation directe, torturée et culpabilisante entre la nourriture et le rapport au corps.

Et je dis que les femmes ont fait de ce regard dur et impitoyable sur leur propre corps une spécialité. Et que ce regard est destructeur parce qu’il juge toujours que le corps n’est jamais « assez » bien.

Jamais assez « comme il devrait », dans un perpétuel conditionnel, parce que quand on y sera, à ce « devrait », si toutefois on y arrive, il y aura un nouveau « devrait ». Mieux. Et on ne sera jamais assez pour ce mieux qui aura toujours une longueur d’avance sur nous.
Ça ne me ressemble pas de dire ce que je vais dire, et pourtant je vais le dire parce que je le pense : c’est un combat perdu d’avance.

Illustration de Pénélope Bagieu.

 

Je ne donne pas de leçons hein. Je serais vraiment très très mal placée.

J’imagine que chacun trouve « l’échappatoire », comme dit Papa Écureuil, qui lui convient. Enfin pas qui lui convient, pas du tout d’ailleurs, moi ça ne me convient PAS DU TOUT de manger des tartines la nuit au lieu de dormir comme font les gens normaux, mais disons, l’échappatoire qui lui vient.
Le cerveau évacue son stress en reprenant les chemins qu’il connaît bien.

Par exemple quand je cours, je vois des mecs qui nettoient leur auto. Plein. La chaussée est désormais bordée d’autos immobilisées mais rutilantes, tu peux te mirer dedans, s’il n’y avait pas autant de déjections canines sur les trottoirs, tu te croirais au Japon.
En plus hier matin j’y suis allée vraiment tôt ; réveillée à 4h, levée à 5h, c’était le bon jour pour courir 1h30. Et guess what ? J’ai vu trois biches traverser la route devant moi comme à Nara !
Bon, sauf qu’à Nara les daims ne se pressent pas, là les biches au moment où elles te voient, elles tracent, tu sens qu’elles ne sont pas en confiance…

Mais revenons à ceux qui nettoient leur auto et aux échappatoires que l’on se trouve.
La semaine dernière, toujours en courant, j’ai vu un mec briquer l’interphone devant son portail à la peau de chamois. True story.
À 9h du matin.

Il m’a fait de la peine. C’était comme s’il criait : à l’aide ! Ma femme me fait chier, j’en peux plus d’être confiné ! Délivrez-moi s’il vous plaît, SONNEZ !

Nan mais franchement ? Le confinement va nous rendre dingues.
Moi si Mickaël se met à briquer notre interphone, 9h du matin ou pas, je vais m’inquiéter.
(Pas l’auto. L’auto il devrait pourrait. Parce qu’elle est vraiment, vraiment, vraiment sale.)

 

J’ai la même culotte !!! En rouge, en gris, en noir et en blanc. Un très vieux modèle de chez American Apparel (2010). Je les adore ! (Illustration de Pénélope Bagieu.)

 

* Je sais que sur le papier je n’ai pas le droit à 1h30, que ce soit une fois sur trois, deux fois sur trois ou trois fois sur trois. L’autorisation légale dit une heure max, point. Je sais.

– Mais non mais c’est pas toi, c’est le confinement aussi, c’est chaud ! On est enfermés avec trois enfants, il faut bien des échappatoires…

Vous l’avez entendu, c’est pas moi qui l’ai dit. Alors c’est pour ça, 1h30.

 

*****

 

Et vous, à J+30 de confinement, vous vous sentez poussé(e) dans vos retranchements ?
Vous voyez des vieilles angoisses réapparaître avec leur lot de dupes pour votre cerveau ?

Et du point de vue de la balance dans votre tête, vous envisagez comment ces quatre nouvelles semaines de confinement annoncées lundi soir ?