Photo : Femmes en Arabie Saoudite. C’est une photo que j’ai trouvée sur Internet. Si tu crois que je peux en prendre une comme ça moi-même sans me faire démembrer par un barbu en colère…
À celles et ceux qui nous suivent encore, depuis une chaise longue à l’ombre d’un arbre, entourés de quelques poules rousses, ou bien depuis la salle d’embarquement de l’aéroport où leur vol a été annulé, puis reprogrammé le lendemain, puis remis via une autre compagnie. 😉
Je n’avais pas prévu d’écrire un article sur un sujet aussi lourd et aussi polémique que le niqab parce que je ne m’attendais pas à ce que j’allais trouver ici. Ici en Malaisie, sur l’île de Penang.
Ici comme sur Langkawi, l’île un peu plus au nord, les hôtels sont remplis de touristes des pays du Golfe. Dans l’ascenseur, les instructions pour les cartes magnétiques des chambres sont écrites en anglais, puis, tout de suite en dessous, en arabe. Mais ce n’est pas à partir de cette observation que j’ai déduit que les îles malaisiennes sont des destinations balnéaires prisées par les Saoudiens, Émiriens, Omanais, Bahreïnis, Koweïtis et Qataris.
Non. Ce que j’ai vu en premier en arrivant à l’hôtel, ce que nous avons tous vu, c’est le nombre de femmes en noir intégral qui ne sont pas représentatives de la Malaisie.
Quand des phrases ont commencé à se former dans ma tête à partir de ce que je ressens comme si elles voulaient s’écrire toutes seules, j’ai refusé en bloc. Non, non, je n’allais certainement pas écrire un article sur le port du niqab alors que nous sommes venus ici pour nous reposer. Trop casse-gueule, trop prise de tête, trop difficile à démêler, expliquer ce qu’on pense par écrit sans faire de raccourcis, sans clichés, sans maladresses qui blessent sans qu’on n’en ait eu l’intention…
Non non non.
Oui mais voilà : moi je suis là. Tous les jours je vois ces femmes, et tous les jours des pensées me viennent, s’enracinent, m’empêchent de dormir parce qu’elles tournent en boucle dans ma conscience (et au-delà), jusqu’à ce que je les pose sur un papier pour m’en libérer.
Aujourd’hui je suis fatiguée d’entendre le bruit que font mes réflexions, alors je vais finir par écrire cet article polémique et on verra bien jusqu’où le terrain est glissant…
Ma pensée ouverte
Ma conviction est que les femmes devraient avoir le droit de s’habiller comme elles veulent.
Qu’on arrête de leur dire que leur jupe, quand même elle est un peu courte, ou bien au contraire, que leur tenue de bain là, elle est trop longue. Que leur décolleté est trop plongeant, ou bien leur col roulé trop remonté, que mon crâne est trop rasé, que les femmes doivent garder leurs cheveux longs pour être féminines, ou à l’inverse, qu’ils doivent être camouflés jusqu’au dernier, des fois qu’ils susciteraient la convoitise des hommes.
FUCK YOU ! Fuck fuck fuck. Et si on laissait les femmes enfin tranquilles et libres de décider elles-mêmes pour leur corps ?
Je tiens le même discours sur le hijab et le burkini, et même sur le récent et très controversé hijab de running. J’étais déjà loin en voyage quand cette histoire autour du hijab de course Decathlon est sortie en France au mois de février. Je n’ai rien suivi des opinions des uns et des autres, mais j’avoue que je n’ai pas compris pourquoi ça faisait tant de bruit.
Je suis une coureuse. Quand je cours, je croise d’autres femmes qui courent, seules ou en petit groupe. Certaines tête nue, d’autres avec un bandeau, d’autres encore les cheveux attachés ou couverts d’un foulard.
Quel est le problème ?
En écrivant ces mots, le souvenir lointain me revient soudain de mon prof de danse classique quand j’étais petite, Éric. À l’époque de tes états d’âme Éric. Ok, là ça ne vous dit rien mais cliquez sur le lien, ça va vous revenir. Ne me remerciez pas.
Éric, donc. En plus de sa petite boucle d’oreille et de ses cheveux blond platine, Éric portait un justaucorps à bretelles et jambes longues gris métallisé hyper moulant. Dos nu derrière et très échancré sur son torse devant. Ses testicules et son pénis (grosse pensée pour Léo en passant 😉 ) étaient ultra moulés. C’est le lycra qui veut ça.
Est-ce que le gouvernement s’en mêlait ? Est-ce que les parents de toutes les petites filles en tutu que nous étions s’en offusquaient ?
Ma conviction – sans doute un peu naïve – est qu’il ne devrait pas y avoir de discrimination en fonction de la façon dont les gens s’habillent.
Il ne devrait pas y avoir de discrimination tout court.
Ni de couleur de peau, ni de sexe, ni de religion.
En vertu de quoi les femmes qui enroulent leurs cheveux dans un turban parce que c’est joli, ou, plus prosaïquement, parce qu’elles n’ont pas eu le temps de les laver ce matin, sont-elles plus légitimes que celles qui les couvrent d’un voile islamique par choix religieux ?
En quoi celles qui dissimulent leur ventre et leurs complexes de cuisses sous un grand paréo sont-elles plus acceptables sur la plage que celles qui portent le burkini ?
Que les hommes s’occupent de leur barbe (pour rester polie), que les femmes arrêtent de se juger entre elles, et qu’on nous foute la paix, à toutes !
Bon. Ça c’était avant. Ma vision personnelle depuis la France, confortée par mes voyages.
Mais ici, depuis presque une semaine que je vois ces femmes en noir tous les jours, j’atteins les limites de mon ouverture.
Je ne peux plus me cacher derrière l’hypocrisie du discours bien-pensant et faussement tolérant qui dit que chacun a sa façon de vivre et qu’on ne peut pas comprendre les autres cultures avec ses propres codes culturels.
Ce n’est pas tant que j’ai changé d’opinion sur le choix qu’on doit laisser aux femmes de se vêtir comme elles le souhaitent. Au contraire même. C’est qu’à les observer de si près, je pense maintenant que personne ne peut dire en toute honnêteté que les femmes CHOISISSENT de porter le niqab. Aucune femme ne se réveille un matin en se disant :
– Tiens, et si tous les jours de ma vie je me collais le même drap tout noir sur la face ? Je gagnerais du temps le matin, je n’aurais pas de problème de garde-robe. Pour les machines aussi, ce serait plus simple : je n’aurais plus besoin de trier les couleurs…
Non. Porter le niqab n’est pas une façon de vivre pour un être humain. Il n’y a rien à défendre là-dedans, à moins de se faire le chantre de l’obscurantisme.
Ce n’est pas facile pour moi d’écrire ça. J’ai peur de porter un jugement – et qui je suis pour le faire ? Mais j’ai une fille et deux garçons qui n’ont pas les yeux dans leur poche. Tous les jours comme moi, ils voient ces femmes en niqab. Ils les regardent dans la rue, au petit-déjeuner, à la piscine. Ils s’interrogent. Me demandent : pourquoi ?
Et je ne veux en aucune façon, sous prétexte d’ouverture culturelle ou/et par crainte d’être taxée de racisme, laisser penser à mes enfants que sont acceptables la soumission des femmes et la domination des hommes.
La réalité du niqab
J’assume et je dis à mes babi que ces femmes ne peuvent pas être heureuses ensevelies sous leur niqab. Peut-être que c’est péremptoire, peut-être que je me trompe. Mais je parle de ce que je vois. L’absence de sourire – et pour cause, derrière le voile. Leur regard qui ne sourit pas non plus, stoïque, inexpressif. Leur silence. Leur asservissement.
Parfois, l’ouverture du niqab pour les yeux n’est pas plus large qu’une fente. Quand je suis juste à côté de l’une d’entre elles, par exemple si on fait la queue ensemble au buffet du petit-déjeuner, et que je la vois cligner des yeux, ses cils frottent le tissu. Je suppose qu’on s’habitue.
Passons sur le fait qu’il fait hyper chaud et qu’elles sont couvertes comme pour aller sur le Bromo à 3h du matin. On va dire qu’au moins elles sont protégées du soleil, elles ne s’exposent pas au risque d’un vieillissement prématuré de la peau comme toi et moi. Admettons.
Mais il y a à table. Dès le premier petit-déjeuner dans le restaurant de l’hôtel, le Marcass’ m’a chuchoté avec moult signes de tête d’une indiscrétion absolue :
– Regarde maman, la dame derrière toi comment elle mange…
Ben ouais. Comment tu crois que tu manges sous le niqab ?
Avec la main gauche, tu soulèves très légèrement, à peine, le tissu qui tombe devant ton visage, avec la main droite tu portes rapidement les aliments à ta bouche.
T’avais envie d’un burger ? Oublie. Des spaghettis bolognese ? Non plus. Je ne te parle pas de la soupe de mounette, ni même de la chorba, toute hallal qu’elle soit. Il va falloir te contenter de petits morceaux de choses que tu peux attraper avec une seule main comme quand tu allaites. Mais en pire, parce que ça n’aura pas de fin.
Alors oui, le niqab à table m’a choquée. Pas tellement à cause de la nourriture dont ces femmes sont privées. Je sais qu’elles mangent ailleurs, plus tard, quand elles sont seules.
Le niqab des femmes me choque quand je sens la possessivité et l’arrogance de leurs maris maigres et violents au moment où elles se lèvent en silence pour aller leur préparer une assiette. (Je ne sais pas de manière certaine pour « violents », je vous dis ce que je sens dans le mépris des regards que je croise.)
Cette façon de considérer leurs femmes comme des choses qui leur appartiennent.
Même dans les yeux de leurs fils, dès qu’ils commencent à avoir quelques poils de barbe au menton, il y a de l’arrogance et du mépris.
Mais surtout, le niqab me choque parce qu’il n’est pas seulement un problème pour manger. Le niqab est un obstacle infranchissable pour communiquer avec les autres.
Parce que si tu as un voile devant ta bouche, personne n’entend ce que tu voudrais dire. (Vas-y, essaye.). Et à force que personne n’entende ce que tu voudrais dire, tu finis par te taire. Ce qui est probablement le but.
En cinq matins près de ces femmes en noir, pas une seule fois je n’en ai vu une parler. Enfin, pour être exacte, pas une seule fois je n’en ai vu une dont le mari ou les enfants semblent l’écouter, lui parler ou lui accorder la moindre attention. Elles servent les assiettes de leur mari à table, coupent les fruits, beurrent les tartines et essuient la bouche de leurs enfants, tout ça sans un mot.
Hier matin, j’attends mon deuxième café qui coule dans une des machines à café du petit-déjeuner. Devant la machine d’à côté, il y a une femme tout de noir vêtue mais qui ne porte pas l’abaya*. Elle a un chemisier élégant à manches longues noir, une jupe longue noire aussi, et un voile rose pâle qui couvre ses cheveux. Mais son visage est découvert et ses yeux légèrement maquillés. Elle se soucie de ce que la machine à café que j’utilise ne semble pas fonctionner car ma tasse ne contient qu’un fond de café et la machine s’est arrêtée.
Je la remercie de sa sollicitude – quand même elle est bignonne de se tourmenter pour moi – et lui explique (en anglais) que je prends un double expresso mais qu’il n’y a pas d’autre tasse que ces immenses mugs vert pomme (que vous apercevez sur la photo précédente). Et voilà pourquoi le fond de café.
Elle me sourit, puis engage la conversation. Me demande de quel pays je viens. Je souris à mon tour, lui réponds et lui retourne la question. Yémen. Me revient immédiatement en tête le livre Vendues ! de Zana Muhsen que j’ai lu quand j’étais ado, à la grande époque de Jamais sans ma fille de Betty Mahmoody.
Vendues !, c’est à peu près tout ce que je sais du Yémen. Je n’en suis pas fière mais bon. Je viens de chercher et la capitale c’est Sanaa. Des fois que vous aussi.
Avec ma complice de café yéménite, on se sourit encore, plusieurs fois, puis elle rejoint son mari (et moi le mien).
Ce n’est rien cet échange, vous allez me dire. C’est un non-événement. Oui mais c’est pour vous dire à quel point ce non-événement est important. Juste parce qu’il est rendu possible.
Cette femme qui me parle devant la machine à café semble si libre tout à coup, par rapport aux femmes en noir qui nous entourent, c’est comme si on était pareilles elle et moi alors qu’elle est couverte de haut en bas !
Parce qu’avec le hijab, on peut parler aux gens. Sourire. Manger. Boire un café.
Pas avec le niqab.
* L’abaya, au cas où vous ne le sauriez pas, c’est cette robe noire qui couvre tout le corps dans disons une certaine pratique de l’islam. En Arabie Saoudite par exemple.
Le Grand Lièvre s’inquiète de comment on peut respirer avec le niqab. Comme déjà lui et moi sur le Bromo, avec nos masques contre la poussière et les vents de sable, on n’y arrivait pas.
– Et comment elles font si elles sont enrhumées ? Ou pour se moucher ?
Ben ouais, c’est pas facile.
Il se chagrine aussi du plaisir de la baignade auquel les femmes en noir n’ont pas droit, quand il les voit assises entre elles au bord de la piscine.
– Maman, comment elles font à la plage ? Elles se baignent pas non plus ?
Ben non, elles ne se baignent pas non plus.
Pendant notre voyage, nous avons vu de nombreuses femmes se baigner toutes habillées. Au Sri Lanka, à Lombok, au Cambodge et partout ailleurs en Asie. Mais ça ne me choque pas parce que les hommes et les enfants aussi se baignent tout habillés. Tout le monde.
Le niqab, c’est très différent. Tu ne te baignes pas avec le niqab.
Tu restes au bord de la pataugeoire pour surveiller tes enfants (avec le bas de ton abaya qui trempe dans l’eau après qu’il a traîné sur la chaussée quand tu faisais le marché).
Déjà moi je trouve difficile à la piscine de veiller sur mes trois enfants en même temps avec mes yeux qui ne voient pas à 360°, mais imagine avec le niqab ta vision qui va seulement droit devant. La vigilance que ça nécessite pour pas que l’un de tes enfants meure noyé.
De son côté, la Petite Souris se demande comment font les maris saoudiens pour reconnaître leur(s) femme(s) vu qu’elles sont toutes habillées pareil et qu’on ne voit que leurs yeux et qu’elles ont toutes les yeux noirs ou marron. Comme en plus elles ont le même regard triste et qu’elles ne parlent pas… aucun échange n’est possible.
– Moi je trouve que c’est mal ce que font les hommes dans ces pays-là. Les femmes c’est leur corps, pourquoi ils les obligent à crever de chaud alors que eux ils sont en short ? Et ils croient qu’elles vont les aimer avec ce qu’ils leur font subir ??
Je la laisse réfléchir par elle-même. On reparle de l’excision.
Aujourd’hui elle me montre une petite fille de son âge que je n’avais pas vue et qui est habillée tout en noir aussi, comme sa mère.
– Mes copines et moi, on a de la chance d’être nées en France et que personne nous force à faire quelque chose qui n’est pas juste pour les filles.
Je hoche la tête. Même sans parler de l’abaya et du niqab, j’avoue que voir des petites filles de l’âge de Lu, sept ou huit ans, parfois même plus jeunes, qui portent déjà le voile dans la rue me pogne au cœur. Ça ne les empêche pas de jouer, je sais, mais je les regarde et j’ai l’impression de voir leur vie déjà toute tracée…
Je repense à la jeune guide indonésienne – qui a l’air d’avoir 14 ans mais qui en a 22 – qui nous a emmenés sur le Bromo à Java. Acceptant de bonne grâce de répondre aux questions personnelles d’Édith et moi, elle nous a expliqué qu’elle est musulmane mais qu’elle ne porte pas le voile. (On parle ici du hijab, hein, je ne veux pas qu’il y ait de confusion avec l’intégrale abaya-niqab !)
La guide a précisé que sa mère porte le hijab pourtant, ainsi que toutes ses cousines de son âge, contraintes et forcées par leurs parents. Elle nous a exprimé la gratitude qu’elle ressent envers ses parents à elle, qui la laissent libre de décider pour elle-même si elle veut porter le voile ou non.
Elle n’a pas exclu que peut-être elle changerait d’avis dans quelques années mais elle a dit que, pour l’instant, elle ressent la foi musulmane dans son cœur et qu’elle n’éprouve pas le besoin ni le désir de se couvrir la tête.
Édith lui a alors demandé comment elle réagirait si, plus tard, son futur mari lui ordonnait de se voiler. J’ai pensé qu’elle pourrait tomber amoureuse d’un non-musulman, ou bien même d’une femme, pourquoi pas, ça arrive. Mais la guide a répondu, avec un grand sourire :
– Je choisirai pour époux un homme qui accepte ma décision.
J’ai trouvé que c’était une belle réponse. Libre et pleine d’espoir.
Voilà où j’en suis de mes réflexions. En chemin dans la jungle de mes contradictions.
Je suis la première à dire : laissez-nous (nous, les femmes) nous habiller comme on en a envie, et voilà que maintenant, à quelques semaines d’écart, je vous balance un article qui clame en gros le string au McDo c’est mal, et aujourd’hui un article qui hurle : le niqab c’est la misère qui s’abat sur toi.
Vous allez penser que je ne sais pas ce que je veux. Moi non plus des fois je sais pas. Mais ni les poses de cul sur les selfies, ni les faces de fantômes obscurs qui errent entre les tables.
Heureusement, Papa Écureuil partage mes contradictions. À la différence notable qu’il ne les vit pas comme des contradictions. Il est aussi choqué que moi par ce qu’il voit mais ça ne le gêne pas de poser une morale. Il dit que le discours bien-pensant vis-à-vis du niqab est celui, très bourgeois, de qui vit loin de tout ça. Il dit que c’est facile de faire des belles déclarations d’ouverture et de tolérance quand on n’est pas concerné(e). Mais que c’est à rapprocher du racisme anti-Noirs anti-Arabes des campagnes françaises où, en fait, il n’y a ni Noirs ni Arabes. Que c’est parler de ce qu’on ne connaît pas.
Ça m’a fait du bien qu’il me dise ça, comme s’il prenait pour acquis que le niqab n’est pas une simple différence culturelle devant laquelle il faut s’incliner.
Le niqab, quelle que soit la culture, c’est la servilité.
Alors que nous évoquions l’idée de la Jordanie et de quelques autres pays pour un prochain voyage, Papa Écureuil a lâché, catégorique :
– Mais l’Arabie Saoudite, jamais !
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Et vous, ce que je raconte, ça vous fait réagir ?
Je sais que c’est un sujet très délicat alors je ne vous pose pas de questions sur ce que vous en pensez. Juste, si vous avez envie de dire quelque chose, ici c’est libre ! 🙂