Photo : Une journée de liberté arrachée ce lundi-là, avec ma chouette. C’était bien (Lieuvilliers, lieu Aimé, juin 2020).
Cela fait quatre mois que je n’ai pas publié d’article à cet endroit de mon blog que je chéris pourtant et qui s’appelle Ma chambre à moi.
Je le chéris parce que ce sont les articles de cette catégorie qui suscitent le plus de retours et d’histoires personnelles que vous me racontez. J’aime recevoir et lire vos courriers privés par lesquels vous me faites entrer dans vos vies parce qu’alors je me sens plus proche de vous, et riche de la confiance que vous me faites. Souvent en vous lisant je me remets en question, je n’avais pas vu telle chose comme ci ou comme ça, je m’interroge, et finalement je grandis.
Or apprendre et grandir sont deux choses TRÈS IMPORTANTES à mes yeux.
Mais… les articles que je publie ici, dans ma chambre, sont plus difficiles à écrire que les autres.
Plus difficiles par exemple que ceux de Vis ma vie de maman, que je peux gribouiller entre le retour de l’école et la préparation du dîner. Dans le bruit et le dérangement permanent. Bon, pas toujours, parfois je gueule et je bouche mes oreilles, mais disons je peux.
Alors que ceux-là non. Plus intransigeants, ils me prennent du temps, des tripes, du fond, parfois des gros bouts de moi, et s’en vont.
Ils sont un don.
Et je dois être toute seule pour faire ce don. Avoir de longues plages de temps disponible devant moi. Pas d’appels, pas de demandes, pas de distractions. Ce sont des articles de la nuit, du silence et de la solitude.
Et aujourd’hui j’ai tout ça.
Aujourd’hui je vous parle de l’invisible à l’œuvre dans mon corps.
À 40 ans tu apprends brutalement que ton squelette a vingt-cinq ans de plus que toi.
Tu penses : il pourrait être ta mère.
Tu pars en voyage en famille, un an autour du monde, dans les pays chauds, au soleil tout le temps. En secret tu rêves de toute la vitamine D que tu vas synthétiser sous ses rayons, en quantité, tellement et tellement que personne n’aura jamais vu ça. Dans ton fémur, les deux, tes poignets, ta colonne vertébrale, et même tes putain de tibias.
En toi grandit l’espoir de rentrer en France avec un squelette de 50 ans. En toi l’espoir se mue en réel, c’est toujours ce qu’il fait, depuis que tu es petite, parce que c’est plus beau dans ta tête.
Vient l’automne et tu y crois à fond.
Mais non.
Dans la vraie vie des grands, l’espoir et le réel c’est pas la même chose tu sais. Regarde autour de toi. Regarde bien le monde comme il est fait.
À 41 ans ton squelette a 70 ans. Tu as vieilli d’un an, et lui, en un an au soleil, il a pris 5 ans.
Tu ne penses plus rien, tu craques complètement.
Tu ne t’expliques pas comment il peut y avoir un tel fossé entre ce que tu ressens toi si fort dans ton corps et la réalité qu’on te dit qui est depuis l’extérieur. Ou qui n’est pas, d’ailleurs. Plutôt qui n’est pas, qui ne sera jamais, si tu t’imagines fillette fillette, ce que tu rêves.
Juliette Gréco, Si tu t’imagines, texte de Raymond Queneau, 1947.
On est presque un autre quand on ne sent plus son corps.
Et tu as peur, terriblement, parce que le processus de dégradation de toi n’est pas seulement irréversible. Il est invisible.
Tes os sont cachés à l’intérieur, tu ne vois pas qu’ils s’émiettent. Jour après jour ils s’émiettent, dans l’ombre ils se perdent, et, quand ils décident, au détour d’une fracture, d’en sacrifier un pour t’avertir de ce qui se passe en toi, c’est déjà trop tard. Ils sont vidés de leur moelle.
Tu as peur parce que tu n’as aucune prise sur cette dégradation – au-delà de « il faut surveiller votre alimentation ». La gueubla. Comme si tu ne la contrôlais pas déjà suffisamment, ton alimentation. Et sinon : pratiquer une activité sportive MAIS raisonnablement, en faisant attention, assez mais pas trop.
Raisonnablement. Raisonnablement, on m’a dit à moi putain !
Et voilà pourquoi tu as peur. Parce que tu ne sais pas faire attention, toi, tu ne sais pas comment c’est : « assez mais pas trop ».
Tu as peur de te fracturer le col du fémur quarante ans avant que ça semble normal à cause d’un chien pas attaché qui t’a fait trébucher pendant ton footing. Et tu détestes l’idée de cette fragilité inhérente sur laquelle tu ne peux plus agir simplement parce que, guess what ?
C’EST TROP TARD.
À 42 ans, tu ne veux plus compter les années. Tu regardes ta vie déroulée devant toi depuis le début comme un parchemin. Tu vois que ta réalité d’aujourd’hui est la conséquence de tes erreurs de jeunesse. Mais on en fait tous, non ?
Toi tu as le sentiment d’avoir déjà bien payé tes errements. Pourtant ils ne sont pas soldés et maintenant tu sais qu’ils seront toujours là, dans tes ossements.
*****
Comment on se pardonne le mal que l’on s’est fait lorsqu’on ne savait pas ?