Photo : Le Grand Lièvre et le Marcass’ chez papy et mamie (Saint-Génis-des-Fontaines, octobre 2020).
À cause de ma chute, je ne peux plus courir.
Y’a des choses plus graves, je sais. Mais à mon niveau c’est grave. Ça amplifie la douleur – déjà que. Merci d’ailleurs à toutes celles et ceux qui se sont déjà fêlé le coccyx et qui m’ont couverte de messages de compassion et de sollicitude ! Ça ne répare pas mais ça fait du bien de se sentir moins seule.
Entretemps, si vous suivez ce blog, vous savez que c’est une sage-femme qui m’a réparée.
Une sorcière pas comme les autres.
Mais bon, il est encore trop tôt pour reprendre la course. Surtout que là, je sais pas ce qui lui prend, ma cheville gauche me rappelle soudain qu’elle aussi, elle a mal.
Elle manque d’attention ? C’est une conspiration, j’ai demandé ?
– Non, c’est bientôt Noël, a répondu Papa Écureuil. Ton corps s’émiette.
Le lien de cause à effet ne semble peut-être pas directement évident, et pourtant si.
Moi Noël c’est pas ma période.
L’hiver c’est pas ma saison.
2020 c’est pas mon notre année.
Du coup*, je marche. Je ne devrais pas, en vrai, mais l’idée est d’empêcher mon moral de sombrer.
* Avez-vous remarqué l’occurrence de l’expression « du coup » dans les conversations ?
Ici je l’ai posée sciemment pour en parler, mais c’est un tic de langage envahissant qui revient sans qu’il y ait eu de coup du tout. Chez nous c’est le Marcass’ (7 ans) qui l’emploie le plus. Parfois il en met quatre dans une seule phrase ! Je me demande comment fait la maîtresse, si elle compte le nombre de « du coup » par jour, par enfant, et si elle les reporte dans un petit carnet qu’elle tient à titre personnel pour l’aider à supporter l’agacement (quoiqu’elle ne soit pas du genre à s’agacer). Je pense à lui suggérer avant les vacances l’idée de valider les scores à la fin de l’année par un tampon « CHAMPION DE DU COUP ».
Chapitre 1 : dimanche
Avant de tomber dans l’escalier il y a un mois, le dimanche matin j’allais courir. Seule. C’était bien. C’était merveilleux.
Maintenant le dimanche, nous partons marcher en famille. C’est… autre chose.
D’abord c’est toute une expédition parce qu’il faut commencer par menacer et torturer convaincre les garçons (7 et 9 ans) de mettre un slip et de s’habiller.
– Quoi ?? C’est le week-end et on peut même pas rester en pyjama ?! Vas-y c’est pourri le déconfinement !
Ensuite ils scandent à travers la maison :
À BAS LA BALADE ! À BAS LA BALADE !
Papa Écureuil et moi, on fait semblant qu’on n’entend pas pendant le temps infini où ils mettent leurs chaussettes, leurs chaussures, leur manteau, et où on les attend, la clé sur la porte. On se regarde, on dit rien parce qu’on est à bout, mais on se comprend très bien tous les deux : on est dans Loup, Loup, y es-tu ?
Voyez l’album de Mario Ramos ? La douche, les dents, le caleçon rose à pois verts… le temps qu’il te mange toute crue, tu peux faire trois fois le tour de la forêt !
La Petite Souris (11 ans) est déjà habillée, elle, mais le temps qu’elle se coiffe, laisse tomber. Refais trois tours. Passe une nuit en prison. Paye la taxe Eastpak pour le collège.
Bref, quand on arrive enfin à partir, il s’est passé une demi-heure depuis qu’on a rempli les autorisations de sortie. Je gomme à l’endroit où il y a presque un trou, à force, et je corrige avec la nouvelle heure au crayon à papier (je m’en fous que j’aie pas le droit, moi j’ai pas d’imprimante et j’écris à la main que les lettres d’amour).
Après je vous passe le détail mais c’est toujours : les mêmes chemins, les mêmes arbres, les mêmes canards sur lesquels Papa Écureuil s’extasie. Les canards et les oiseaux, c’est son trip. Rappelez-vous l’oyster catcher, le royal spoonbill et autres oiseaux fantastiques de Nouvelle-Zélande !
(Mais non je ne me moque pas. Et même, je colle le lien ici : Les animaux de Nouvelle-Zélande. D’habitude Mickaël ne clique pas – « j’ai déjà lu tous les articles du blog, mon amour » – mais là je te jure il va cliquer. Juste pour revoir ses photos d’oyster catcher and co.)
Enfin voilà, des oiseaux et des canards quoi. La boue glissante, le ciel gris, et les mêmes feuilles d’automne toutes moisies.
Dans ma tête j’entends : À BAS LA BALADE ! À BAS LA BALADE !
Je crois que c’est à cause des garçons, que leur slogan s’est incrusté dans mon cortex, et puis je m’aperçois que pas du tout, c’est ma voix que j’entends, ma voix à moi ! Parce que moi aussi j’en ai marre de faire toujours les mêmes balades, figure-toi. Pourtant il existe plein de chemins que je ne connais pas autour de chez nous, des fois même tout près, mais je sais pas pourquoi je les découvre pas.
Comme quand quelqu’un t’emmène dans un endroit, et tout est nouveau et brillant pour la première fois alors que tu croyais bien connaître ta ville.
Tiens, je poursuis mon hommage à Anne Sylvestre pour la peine (du dimanche).
Anne Sylvestre, Les grandes balades, album « Les arbres verts », 1998.
Et pendant que je continue de me marteler intérieurement À BAS LA BALADE, les garçons, eux, sont très vite passés à autre chose. Ils courent, ils rient, ils jouent à s’attraper, puis à se battre, ils ont complètement oublié que la balade du dimanche c’est super relou (lucky them).
Après forcément ils ont chaud. Et forcément ils sont trop couverts parce que Papa Écureuil a toujours peur qu’ils aient froid. Donc ils enlèvent leur manteau. Le Marcass’ se l’attache autour de la taille et le Grand Lièvre me jette le sien, hyper crado, les manches à l’envers et tout.
Je m’irrite parce que bon ça va, déjà que j’en ai ma claque de la balade, en plus je trimballe un sac avec mon appareil photo et une bouteille d’eau – pourquoi j’ai pris tout ça ? je sais pas.
– Nan mais porte ton manteau Lulu, t’as cru quoi ?
– J’peux pas maman, je porte déjà l’avenir sur mes épaules !
Et l’enfant te laisse en plan pour courir après son ballon.
Chapitre 2 : mercredi
Depuis deux mercredis, le Marcass’ se lève à l’aube, le mercredi matin donc, pour aller faire une marche en forêt main dans la main avec Papa Écureuil avant le (télé)travail. Sans faire de bruit pour ne pas réveiller son grand frère qui dort sur le lit juste au-dessus du sien, il se lève au taquet. Pipi, les mains, s’habiller, un verre d’eau, et hop il part avec son papa.
Ça m’interroge quand même, rapport à la misère que c’est de le forcer à sortir pour la balade du dimanche.
– Là j’aime bien parce que c’est tôt le matin.
– Mais ça change quoi pour toi tôt le matin ?
– Ben le matin c’est caché, voilà pourquoi c’est mieux !
Notez-le bien. Parce que ce très puissant « c’est caché, voilà pourquoi c’est mieux » a créé du désir chez le Grand Lièvre qui n’émerge jamais de son lit avant 9h30-10h le mercredi. Or Papa Écureuil commence à travailler à 9h, donc pour la balade, faut se saquer de sa couette avant 8h.
– Moi aussi je veux y aller demain matin. Si c’est caché le matin, peut-être qu’on peut découvrir des chemins trop bien qu’on connaissait pas ?
Les mots commençaient à prendre un drôle de sens pour moi en ce mardi soir mais j’aimais beaucoup l’idée. J’ai tout de suite pensé : eh s’ils partent tous les trois, ça fait que je peux faire un atelier clandé du mercredi matin avec les meufs de Nanterre, EN PLUSSE de celui du samedi matin ! Tout ça sans entendre Françoise Dolto et Simone de Beauvoir taper l’embrouille dans ma tête :
– Ça veut dire quoi de même pas être là quand tes enfants se réveillent franchement ?
– Oui mais avant de partir t’as vu, j’ai préparé sur la table de la cuisine un porridge au lait d’avoine avec du sucre de canne mais surtout pas de sirop d’érable pour l’un, et un bol de lait de riz pour l’autre, avec des biscottes beurrées mais pas trop à côté, et une part de gâteau aux pommes que j’ai fait exprès hier soir pour chacun.
(Garanti sans exagération. 100% true story. Vis ma vie de maman.)
– Tu te fous de ma gueule ?
– Euh… non…
– Et tu crois que c’est ton porridge qui les nourrit ? Que le seul jour de la semaine où ils n’ont pas école, leur maman ne soit pas là quand ils se réveillent pour les prendre dans ses bras et leur demander s’ils ont bien dormi, ça te pose pas un problème ?
– Oh ta gueule. Je me lève et j’me casse.
Ah là c’est Virginie Despentes qui a claqué la porte – et j’me suis cassée avec elle. Attends, un atelier clandé le mercredi matin, c’était trop tentant !
Mais hier donc, mercredi, j’ai même pas eu à claquer la porte. Pas de petit-déjeuner à préparer (j’avais dit oui pour acheter un pain au chocolat chacun au retour de la balade), pas d’enfants délaissés au saut du lit, et donc pas d’embrouille dans ma tête.
J’ai quitté la maison la dernière, (presque) déculpabilisée, et, tandis que je marchais seule vers la promesse d’un authentique moment de partage et de générosité, il m’est revenu en mémoire cette phrase d’Oscar Wilde que j’ai lue il y a quelques mois dans Le Portrait de Dorian Gray non censuré :
« Le seul moyen de se défaire d’une tentation est d’y succomber. Résistez-y et votre âme deviendra malade à force de désirer toutes ces choses qu’elle s’est interdites, tout ce que ses lois monstrueuses ont décrété être monstrueux et illicite. » (p.44)
Je ne vous dis pas ça pour les montagnes de chocolats de Noël que vous allez rencontrer sur votre chemin, hein. Vraiment pas.
*****
Et chez vous, qui porte le poids du monde les manteaux ?
Et la culpabilité ?
Avez-vous déjà senti, ne serait-ce qu’une fois, l’ombre d’une culpabilité paternelle ?
Et, de manière plus générale, y’a-t-il une once de culpabilité chez le mec qui part faire ce qu’il a envie de faire, ou ce qui est le mieux pour lui, pour son travail, pour son équilibre, sans se préoccuper des conséquences que cela engendre pour les gens qui l’entourent ?
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