Se faire printemps

 

Ce matin je changeais des trucs dans la barre de droite de mon blog et je me suis fait la réflexion que c’était étonnant quand même toutes ces photos de fleurs ici. Dans la barre de droite mais aussi en tête d’article, sur la bannière de juin… pour quelqu’un qui a pris l’habitude de dire, depuis de longues années, non mais moi les fleurs non, vraiment non.

Et puis y’a pas que le blog. Lundi matin, au moment où je me réveillais, j’ai reçu cette photo de fleur de pavot que je partage avec vous en tête de l’article que vous êtes en train de lire.
Elle était accompagnée de ce texte :

Le petit prince, qui assistait à l’installation d’un bouton énorme, sentait bien qu’il en sortirait une apparition miraculeuse, mais la fleur n’en finissait pas de se préparer à être belle, à l’abri de sa chambre verte. Elle choisissait avec soin ses couleurs. Elle s’habillait lentement, elle ajustait un à un ses pétales. Elle ne voulait pas sortir toute fripée comme les coquelicots. Elle ne voulait apparaître que dans le plein rayonnement de sa beauté. Eh ! oui. Elle était très coquette ! Sa toilette mystérieuse avait donc duré des jours et des jours. Et puis voici qu’un matin, justement à l’heure du lever du soleil, elle s’était montrée.

C’est dans Le Petit Prince, de Saint-Exupéry, un court passage du chapitre VIII.

 

La même fleur de pavot à l’heure du lever du soleil…

 

J’en ai eu les larmes aux yeux ce lundi matin.
J’ai pensé que moi j’aime les coquelicots, même s’ils sortent tout fripés. Parce qu’ils sont vrais et qu’ils ne trichent pas, même s’ils ne sont pas tout à fait prêts, même si des fois ils tombent à côté, et même quand parfois ils mettent un peu trop de rouge dans la courbe en S.

(Demande à un photographe qu’il t’explique, la courbe en S. Moi on m’a beaucoup expliqué mais il semblerait que quelque chose en moi résiste et m’échappe…)

 

Coquelicot et courbe en S (par 007).

 

Relire ce texte du Petit Prince lundi matin m’a troublée parce qu’il m’était offert comme un rappel après la facétie informatique de dimanche matin. Ce dimanche matin, alors que j’allume mon ordi au saut du lit pour trouver la recette que je confie à Mickaël pendant que je vais courir (vis ma vie de femme libérée), une fenêtre s’ouvre dans le coin en haut à droite de l’écran et me suggère avec insistance (comprendre : elle ne se ferme pas tant que tu n’as pas tout éteint) : essayer la nouvelle version de S.
Rapide, économe en énergie et dotée d’une superbe nouvelle interface.

Ça m’a parlé. En particulier ce dimanche matin où j’avais décidé de ne pas y penser. Du tout, de toute la journée. Je me suis dit : ok, il y a donc un ange-gardien ici qui se fout bien de ma gueule !

 

Dimanche matin sur mon ordi.

 

Alors lundi matin, tout de suite ça m’est revenu et c’est le S de Saint-Exupéry qui m’a interpelée parce qu’il y a quelques semaines de cela je discutais justement de Saint-Exupéry avec mon ami Olivier. (Dans une vraie rencontre physique non distanciée et totalement pas covid. Comme y’a pas que le covid dans ma vie, y’a aussi la poésie.)

C’est une coïncidence de l’auteur que j’ai pensé à Olivier parce que ce n’est pas lui qui m’a envoyé la photo de la fleur de pavot avec l’extrait du Petit Prince.
Olivier a presque tous les livres de Saint-Exupéry chez lui. On a parlé de quelques-uns, comme ça, devant sa bibliothèque vivante et désordonnée, et je suis repartie avec un tout petit que je n’avais pas encore lu et que j’ai commencé dans la nuit qui a suivi : Lettre à un otage.

Relire ce texte du Petit Prince lundi matin m’a chavirée parce qu’il m’a rappelé les lettres d’amour que Saint-Exupéry écrivait à Natalie Paley et qui ont été conservées. Voire publiées. Pas oubliées. Ces lettres qui me touchent tellement elles sont belles, tellement elles sont grattées de fêlures et de cicatrices, tellement elles sont réelles.

 

Extrait d’une lettre d’Antoine de Saint-Exupéry à Natalie Paley (début des années 1940).

 

Mais je sens qu’avec ce double détour par les fantaisies de mon ordi, puis les passions de mon ami, je fais deux pas en arrière. Je m’éloigne pour ne pas dire ce qui me fait douter. Le vrai, le faux des fleurs. Leur fragilité, leurs secrets. Leur sincérité, leurs mensonges.

Relire ce texte du Petit Prince lundi matin m’a émue parce que je ne sais pas les fleurs.
Je n’ai jamais, de ma vie jamais, acheté un bouquet de fleurs chez un fleuriste pour les offrir à quelqu’un. Jamais.
Et je ne suis pas quelqu’un à qui on offre des fleurs non plus. Des miniatures de pâquerettes, boutons d’or et pissenlits dans les mains collantes de mes enfants oui, mais pas des fleurs de fleuriste enveloppées dans du papier cristal. Ces fleurs si impressionnantes avec des grandes tiges qu’il faut arranger dans un vase assez haut pour pas qu’elles tombent et que aussi ce soit joli, je ne sais pas quoi en faire. Elles m’intimident. J’ai peur de mal faire. Elles me font sentir que je ne sais pas les accueillir.

Elles pointent du bout de leurs épines cette part de féminin qu’il me manque.

Je sais qu’il y a plusse de jardiniers hommes que de femmes, et qu’une jardinière c’est autre chose. Ça se cuisine au printemps, avec de la laitue, des petits pois fraîchement écossés et des carottes et pommes de terre nouvelles, ou bien ça s’accroche à un balcon. Quand j’entends « jardinière », j’entends ma grand-mère : n’oublie pas d’arroser mes jardinières.

N’empêche, c’est aux femmes qu’on offre des bouquets de fleurs. Je ne dis pas que c’est bien ou que c’est mal, je dis que c’est comme ça. Et que moi je ne sais pas les recevoir.

 

Le bouquet du Marcass’ pour mon anniversaire (mars 2021). Ces fleurs-là ça va. Je les aime.

 

Au début du mois je vous parlais de mon jardin de juin.

Dans mon jardin, il y a des énormes pivoines. Il y en a de plusieurs couleurs mais mes préférées, ce sont celles qui osent à peine être roses. (Adeline je sais tu vas faire la langue des oiseaux et lire « être heureuse »… Je le sais, je l’écris et je t’entends déjà  😉 )

Mickaël s’occupe de toutes les fleurs dans le jardin : des roses rouges, des roses roses, des iris jaunes et violets, de la lavande, du millepertuis, des géraniums vivaces (me dit-il), des pivoines fuchsia, et puis celles-ci que j’aime d’amour, qui se tiennent tout derrière et qui sont même trop timides pour choisir une couleur.
Elles font leur apparition en boutons tout serrés, fermées elles se cachent. Et puis elles s’ouvrent d’un coup un matin et je n’en peux plus de les regarder, de les sentir, de les chercher chaque jour. Et déjà elles blanchissent… Je vois qu’elles ploient sous leur poids et leurs pétales trop vite se décolorent alors que je voudrais tellement qu’elles restent encore. C’est doux quand je les touche, des fois je crois qu’elles frémissent, mais non elles se froissent dans leur mutisme.

J’ai fait attention de toujours photographier la même ces derniers jours. Ce n’est que ma main qui change parce que j’arrive mieux à prendre la photo avec la droite.

 

Elle débute.

 

Elle s’ouvre.

 

Elle s’efface.

 

Je me souviens l’été dernier, je vous parlais de fleur qu’on donne mais qu’on ne doit pas prendre (newsletter 63 # 12 juillet 2020).

 

Je trouve que les fleurs c’est très compliqué.

Souvent je me sens comme le Petit Prince qui jamais n’oubliait une question une fois qu’il l’avait posée devant sa rose. Les fleurs sont si contradictoires. Elles se montrent si belles et puis en même temps elles meurent…

Je dis que je n’aime pas les fleurs parce que c’est plus facile que de dire : je ne sais pas m’en occuper. Plus facile que de dire : j’ai peur qu’elles meurent et que je ne sois pas assez pour les rattraper.

Voilà pourquoi j’aime les pivoines, les pavots, les coquelicots et toutes ces fleurs sauvages qui poussent dans les champs et au bord des chemins sans que personne, jamais, n’en prenne soin. Les tournesols. Les giroflées. Les petites fleurs jaunes dont je ne sais pas le nom.

MAIS : si ce sont des fleurs et que je les aime, alors je ne peux plus dire que je n’aime pas les fleurs.

Peut-être que je change. Peut-être que j’apprends.
Peut-être que tout n’est pas figé, et peut-être que vivre c’est changer d’avis aussi.

 

C’est une fleur de pissenlit qui change d’avis et blanchit quand la vie en jaune s’est enfuie. Photo de Patricia Esteban (juin 2021).

 

Se faire printemps, c’est prendre le risque de l’hiver.
Se faire présent, c’est prendre le risque de l’absence.

 

 

Merci aux jardiniers et aux photographes anonymes de cet article.

 

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Et vous, quelle fleur vous aimez ?