Partir, c’est revenir aussi

Photo de Patricia Esteban. Nous cinq dans le jardin, à la veille de notre départ, l’année dernière (dimanche 30 septembre 2018).

 

Ça fait un mois que nous sommes rentrés en France. J’allais écrire « déjà », mais ce serait nier tous les moments qui m’ont paru longs et où j’aurais tant aimé faire marche arrière. Retourner d’où je venais. Ne plus voir ici.

Un mois, et quoi ?
Comment se sent-on de rentrer chez soi après un an d’absence presque ?

Retour phase 1 : Strange days

D’abord notre retour ne s’est pas du tout passé comme un retour de vacances, quand on est heureux de rentrer chez soi et de retrouver ses marques, ses petites affaires. Pas du tout.
Quand on a ouvert la porte de notre maison, on s’est sentis étrangers chez nous. On ne savait plus la place des choses, on devait ouvrir tous les placards de la cuisine pour trouver une tasse, comme dans une maison de location. C’était très bizarre.

Enfin ça, c’était pour Papa Écureuil et pour moi. Les babi, eux, étaient juste heureux. Comme s’ils avaient simplement fait pause pendant un an et qu’ils retrouvaient leur vie exactement là où ils l’avaient laissée. Dans leur chambre, avec leurs jeux, leurs doudous.

Rien ne semblait entacher leur joie : ni l’humidité de la maison qui les a rendus malades, ni les moisissures dans les placards et sur les murs.

On avait une Petite Souris, un Grand Lièvre et un Marcass’ qui ne se disputaient plus et partageaient les mêmes émotions, le même bonheur de leur retour en milieu naturel.

Ils exprimaient des plaisirs simples :

– Mais on a de la chance en France ! J’arrive pas à croire qu’il est 20h et il fait même pas encore nuit !

(C’est vrai qu’on a passé beaucoup de temps autour de l’Équateur, et là-bas le soleil se couche tôt.)

Ou :

– Maintenant qu’on est rentrés, j’aimerais bien faire un tiramisu et des profiteroles avec Maud.

(Maud est connue pour son tiramisù, moins pour ses profiteroles qui sont les meilleures que j’aie jamais mangées de ma vie. Ever.)

Ou bien encore :

– Maman, ça me fait du bien quand tu cuisines. Quand je suis dans mon lit le soir et j’entends que tu prépares un gâteau ou de la compote pour demain.

(Notez le « quand tu cuisines ». Pas « quand je mange ce que tu as cuisiné ».)

 

Dans le salon, au premier matin de notre retour à la maison (chez nous, août 2019).

 

Et puis, à peine revenus, les babi sont partis en vacances. Chez leurs grands-parents paternels d’abord, puis avec mounette, tata et les cousins.
C’était la fête. Le camping, la piscine, les parties de Rummikub. (Le jeu le plus mal nommé de l’histoire du jeu. Un mélange de rami et de Rubik’s Cube quand tu es très très enrhumé(e).)

Mickaël et moi on est rentrés tous les deux et on s’est attelés au grand nettoyage de la maison.
Une pièce après l’autre, on a tout vidé, trié, lavé, rangé, pour essayer de se réapproprier les lieux. Doucement. On a revu des amis. Encore plus doucement. Parce que c’était dur de parler du voyage et de répondre aux questions. On avait le blues d’Édith et de Gabriel, de cette vie nomade, libre et sans objets, sans choses matérielles à s’occuper.

Cette vie de voyage épuisante mais beaucoup moins angoissante finalement que le quotidien métro-boulot-dodo. J’ai pas envie d’être un robot.

On s’est rendus à l’évidence de nos sentiments qui sont complètement différents de ceux des enfants qui retrouvent leur routine avec ravissement.

Nous on ne peut pas reprendre notre vie là où elle en était comme si on avait appuyé sur pause avant de partir, comme si rien ne s’était passé.
Le rythme d’ici voudrait nous y contraindre pourtant ; il force le planning, réactive nos anciens automatismes de la logistique quotidienne. Recommencer la cuisine, les machines, le jardin. Manger des desserts, renouer avec le sucré.
Mais quelque chose en nous résiste. Une petite voix déterminée qui dit non.

Physiquement même, c’est bizarre.
Papa Écureuil est en proie à des crises d’allergie comme il n’en a pas fait depuis dix ans. Son nez se bouche, sa gorge aussi, ses yeux qui pleurent.
Moi j’ai mal au cœur. D’un seul coup il se met à taper trop fort, ça me coupe la respiration.
Je repense à une histoire qu’Édith nous a racontée à Java et qui n’a rien à voir avec notre retour mais qui commençait par :

– Je suis en début de grossesse, j’ai mal au cœur, j’ai de la misère à vivre.

C’est ce que je ressens dedans. Sauf que je ne suis pas en début de grossesse, ça va les enfants.

 

Le jour de la rentrée des classes, photo traditionnelle pour les grands-parents (chez nous, septembre 2019).

 

Puis les babi ont repris le chemin de l’école, et, avec les horaires imposés, de nouveaux matins se sont mis en place. Une organisation transitoire, comme entre parenthèses, puisque Papa Écureuil n’a pas encore repris le travail. Ce n’est pas encore « la vraie vie ».

Papa Écureuil, qui a des phases totalement monomaniaques concernant les musiques de réveil. Quand on s’est connus, il se levait sur un titre de la B.O. de Cowboy Bebop : Wo Qui Non Coin.
Puis il y a eu une (très) longue période Jets, de Blur, quand les babi étaient tout petits. La chanson que je n’ai jamais entendue autrement qu’endormie…
Enfin, Big Jet Plane, d’Angus and Julia Stone, a accompagné tous nos réveils du voyage et on ne peut plus l’écouter sans se retrouver soudain projetés dans le camion (check-out des campements à 10h en Australie et en Nouvelle-Zélande, il fallait absolument un réveil !).

Pour cette rentrée toute particulière, Papa Écureuil a décidé que ce serait Hurricane au réveil.

Depuis cet article, vous savez ce que Hurricane a de vraiment spécial pour moi… Donc là, c’est un peu comme revivre mon accouchement tous les matins si vous voulez. C’est sympa… Mais bon, puisqu’on y est, on enchaîne le petit-déjeuner avec Bob Dylan.
The times they are a changin’, Blowin’ in the wind, Forever young. The man in me dans la bande son de The Big Lebowski.
La la la la la la. Ça adoucit.

Piste audio : Bob Dylan, The man in me, ouverture de The Big Lebowski des frères Coen.

 

Les tartines se succèdent au son de l’harmonica, grillées pour l’une et l’un, mais SURTOUT PAS GRILLÉES pour le dernier.
Sinon je va pas les manger.
Et ils avalent 500 grammes de pain complet bio. 500 grammes. Tous les matins. Papa Écureuil et moi on ne petit-déjeune pas donc ils se font ça à trois. 500 grammes à trois. 10, 8 et 6 ans, pour rappel.

Quand je les récupère à 16h30 après l’école, ils sont ENCORE affamés.
Ils me racontent que les petits-suisses de la cantine sont minuscules et qu’ils n’ont droit d’en avoir qu’un, qu’en tout il y a que quatre choses à manger dans le repas et qu’ils crèvent de faim.

Chez vous aussi, ça se passe comme ça ?
Ou c’est seulement chez nous que, je sais pas, on mange trop ?

La bonne nouvelle de ce retour de voyage, c’est qu’ils aiment tout ce que je cuisine. Tout est bon, tout est délicieux, merci maman d’avoir préparé pour nous, et j’ai trop aimé.
Ça change d’avant le départ…

Le truc qui n’a pas changé, c’est :

– Y’a pas de dessert ?
– Ben y’a du fromage, des yaourts au lait de vache, des yaourts au lait de soja, des fruits, de la compote…
– Nan mais un vrai dessert quoi ! Un dessert que tu prépares.

Ah oui bah non, là j’avoue, en ce moment la cuisine c’est dur. Je fais un ou deux desserts dans la semaine mais j’arrive plus tous les jours.
La cuisine occupait une place immense dans ma vie d’avant et, ici comme ailleurs, j’ai perdu mes repères. Je ne sais plus faire.
Je me suis laissé croire que je pourrais naviguer à vue mais ce n’est pas ce qui se passe. Je suis ballottée par les flots. Always lost in the sea.

 

Sur la plage de Narooma au bord de l’océan Pacifique (Australie, novembre 2018).
Retour phase 2 : You’re lost, little girl

Un mois, et quoi ?
Le froid de nouveau dans mes os et les mains desséchées par la vaisselle, les légumes.
Certaines habitudes, comme si on ne les avait jamais quittées.
L’huile essentielle de lavande fine derrière six oreilles tous les matins avant de partir à l’école. À laquelle il faut ajouter maintenant des gouttes de ravintsara sur les poignets parce que les nez coulent.

Mais j’ai pas envie de me remettre à presser cinq oranges et à centrifuger des carottes, du curcuma et du gingembre tous les week-ends de l’automne et de l’hiver comme avant. Et pourtant on commence déjà à fatiguer, à tomber malade. Je vais mettre tout le monde sous nigari pour les trois prochaines semaines, voilà.

C’est la voix de la bien-nommée charge mentale qui me parle, vous l’avez entendue ?

Celle qui me rappelle que les chaussettes des enfants sont devenues trop petites, les bobettes trop serrées, et que je n’en ai toujours pas racheté.

Elle s’appuie sur sa cops la to-do list qui tourne en boucle dans ma tête. Cette to-do list à rallonge qui avant me rassurait, me confortait qu’avec tout ce que j’arrivais à faire, franchement j’étais une super-héroïne du quotidien.
Maintenant je la déteste. Elle fait fuir ce qu’il y a de plus vivant en moi, l’ouverture au temps du hasard, à l’inconnu. Elle range chaque chose à sa place et referme bien les portes derrière elle, comme la grille de l’école après 8h30.

Chacun son rôle, chacun sa fonction, et tant pis si on étouffe derrière les cloisons parce qu’on est beaucoup plusse que ça. À l’intérieur.

 

En suivant les rizières de Jatiluwih, près d’Ubud (Bali, novembre 2018).

 

J’ai l’impression de ne plus savoir faire tout comme avant.
Les babi rentrent de l’école avec plein de trucs qu’ils veulent me montrer et me raconter mais c’est trop pour moi. Je n’arrive plus à les écouter sincèrement et à cuisiner en même temps comme avant.

Je suffoque en fait, je me sens oppressée presque tout le temps.

Des fois j’ai des torrents de larmes qui surviennent brutalement, sans que je les aie sentis venir.
En courses, la dame du magasin à grande surface – parce que c’était la rentrée, il fallait bien acheter des fournitures, des feutres, des bâtons de colle et des taille-crayons pour gaucher – la dame du magasin vient m’expliquer que je dois absolument enregistrer ma carte fidélité à la borne sinon je perds tous les « avantages produit » car les réductions ne peuvent pas se faire automatiquement si je ne suis pas enregistrée, j’ai dû recevoir un mail qui me guide en pas à pas pour le faire directement sur Internet, pourquoi je ne l’ai pas fait ?

Ça forme une boule énorme dans ma gorge, je ne peux même pas parler.
Quand elle s’en aperçoit, elle dit :

– Oh mais faut pas pleurer madame ! C’est très facile à faire, venez je vais vous montrer.

Elle m’a prise pour une dingue sûrement. Et c’est vrai peut-être.

 

Les raclures de singes qui m’ont attrapée par les hanches et mordu les fesses à la grotte de Tham Khao Luang dans une histoire que je n’ai pas pu raconter sur le blog tellement Mickaël était furieux contre moi… (Thaïlande, février 2019).

 

On me dit de ne pas m’inquiéter, que « ça va revenir ». Mais je ne sais pas au fond si j’ai envie que « ça revienne ». La course contre le temps, le stress, la voie rapide qui va droit où j’ai prévu qu’elle aille, sans écarts, sans chemin de traverse.

Je me sens perdue.
Comme si je n’arrivais pas à me rassembler en une seule personne, comme si je n’arrivais pas à réduire le champ des possibles. Alors je cours.

Je me raccroche à la vie
Je me saoule avec le bruit
Des corps qui m’entourent

Papa Écureuil est perdu aussi. De retour à Gare-du-Nord pour recharger son pass Navigo, il m’envoie un texto :

– C’est horrible en fait.

Lui non plus, il ne veut plus monter dans la roue du hamster. Pour penser à autre chose il a rangé trois fois le garage, il a tondu le jardin et pas celui des voisins (qui n’en ont pas).

Et pourtant nous ça va, on a de la chance parce qu’on s’aime et qu’on forme une super team bitch. Mais est-ce que ça suffit ?

Est-ce que assurer jour après jour la logistique du quotidien est l’objectif ultime de nos vies, ce qui lui donne un sens ?

Est-ce que j’ai envie de pousser mon rocher jusqu’en haut de la montagne, et la nuit si j’arrive à m’endormir il dégringole, et chaque matin, je recommence ? C’est quel sens ça ?

 

Vue le matin au réveil depuis le velux de notre chambre. On voit surtout l’antenne, mais au fond il y a l’église d’Auvers-sur-Oise que Van Gogh a peinte et autour de laquelle je vais courir.

 

Le voyage d’Édith et de Gabriel (que vous pouvez suivre sur Facebook ici : https://www.facebook.com/Odyss%C3%A9e-Tamata-713241802409564/) a été influencé par le livre de Bernard Moitessier, Tamata et l’Alliance – qui donne d’ailleurs son nom à leur Odyssée Tamata.

Dans ce récit autobiographique on peut lire :

« Quand une forte impulsion a marqué le départ d’une belle aventure, la fatigue des muscles et les doutes de l’esprit se voient balayés par une plénitude qui pousse la vie en avant comme sous un souffle venu des profondeurs de l’âme ».

C’est peut-être un peu grandiloquent mais c’est réel, c’est ce que nous avons vécu, et c’est cette forte impulsion qu’il nous faut retrouver. Celle qui poussera la vie en avant dans un autre projet.

J’écoute Papa Écureuil planter de nouveaux semis, genre partir en vélo en famille. Bon, c’est pas exactement ce qui light my fire à moi mais je me laisse prendre. Puisque je dois m’entraîner pour le vélo. Et puisque moi je ne sais plus quelles graines je veux faire pousser.
Moi je pleure quand on me donne des réductions sur le papier toilette à la borne.

 

Nouveaux vélos et même casques (avant on roulait sans). Le garage qui mériterait d’être rangé une quatrième fois… (chez nous, septembre 2019).

 

*****

 

Et vous la rentrée sinon ? Ça se passe ?
Quels sont les projets qui vous font avancer hors de la roue ?