Cette photo & moi

Photo : Sazi Jali, Durban (KwaZulu-Natal, South Africa), 2020. Photographie de Zanele Muholi.

 

Euh les gens… on en parle de ce temps totalement pourri depuis le début du mois ?
On en parle de ces élections européennes ENCORE PLUS pourries ?

Ambiance italo-hongroise sous le ciel de Slough.
Slough, au cas où vous ne sauriez pas, c’est une ville en Angleterre où Mickaël est parti quelquefois en déplacement pour le boulot. Garantie november rain toute l’année.
En faisant une petite recherche pour m’assurer de ce que je vous raconte ici – esprit-de-rigueur-qui-ne-veut-pas-se-fier-à-mon-intuition, bonjour – je lis sur Wikipédia que : 

« Slough est réputée pour avoir la plus forte moyenne des températures dans les îles britanniques [et que] les précipitations y sont les plus faibles du royaume. »

Ça nous en a collé une, mon intuition, mon esprit de rigueur et moi.
Imagine.
Imagine le reste du : « royaume », comme il est écrit sur Wikipédia.

Comme quoi, entre le ressenti (clairement novembre) et la réalité (c’est pas parce que « slough » en anglais veut dire bourbier, endroit rempli de boue, de boue et de boue, qu’il y a forcément plusse de boue ici que, je sais pas, n’importe où ailleurs au Royaume-Uni) !
Rappelle-moi de ne jamais vivre en Angleterre. Jamais de la vie.

 

 

Je sais ce que vous vous dites maintenant.
Qu’il n’y a pas de rapport entre mon blabla météo et la photo en tête d’article. Que ça se peut pas, la météo, dans un article de Ma chambre à moi.

Que je cherche à gagner du temps. Ou au contraire que j’en perds – finalement c’est comme avec Slough, une question de point de vue et de ressenti.

Alors oui, puisque je publie, enfin, cette photo, c’est que je veux en parler.
Sauf que je ne sais pas comment et je me sens vulnérable.
Si j’ai peur, est-ce que le temps que je suspens en crochetant un détour par Slough pour ne pas y aller tout de suite est du temps gagné ou du temps perdu ?

 

Regarde, on dirait Slough.

 

Samedi 1er juin 2024, au milieu de l’après-midi, je coupe une tranche de quatre-quarts même pas maison (team#j’aime-les-longues-barres-jaunes-de-quatre-quarts-industriel-enveloppé-de-papier-mou-et-vendu-sous-plastique-dans-le-commerce), il fait un temps de la Toussaint, toutes lumières allumées dedans parce que 17h ressenti 19h, je coupe une tranche de quatre-quarts même pas maison, donc, que je mange avec deux gros carrés de chocolat noir, debout, en silence, je regarde la pluie tomber sans discontinuer sur les pivoines de mon jardin à travers la porte-fenêtre de ma cuisine, puis je dis, à haute voix, pour moi-même mais aussi un peu pour mon mari qui est en train de travailler son japonais, son ordi et ses cahiers ouverts sur la table de la cuisine comme à peu près tous les samedis après-midi depuis deux ans et demi, je dis :

Il faut vraiment que j’arrête de me prendre la tête avec mes trucs de merde et qu’on fasse ce qui nous apporte réellement du plaisir dans la vie parce qu’un jour on va crever.

« Barre de droite ! », mon mari a répondu.
Ce qui voulait dire que j’allais graver cette phrase dans la barre de droite de mon blog (que vous n’avez pas si vous me lisez sur votre téléphone portable. Parce qu’alors, la barre de droite n’est plus une barre comme le quatre-quarts-industriel-enveloppé-de-papier-mou-et-vendu-sous-plastique-dans-le-commerce, non, elle est en vrac à la fin. Quand vous scrollez tout en dessous des débuts d’articles de la page d’accueil. Nan mais je vous en prie. Ne me remerciez pas.)

Et puis non. Ce que j’écris dans la barre de droite de mon blog est éphémère, chassé par ce que je lis, écoute, vois, ressens, de nouveau. Alors que cette phrase, je voulais la garder. M’en souvenir encore quand la pluie aura cessé.

 

Quoi que tu fasses, ne retourne jamais à ce qui t’a brisé·e.

 

Au début du mois, dans That E-guy, je vous ai dit que je reviendrai vous parler d’un truc. Je vous disais : ce truc qui m’a rendue aussi mal que si j’avais été forcée d’écouter Bryan Adams au casque pendant deux heures d’affilée. Mais en fait je ne suis pas prête. Je réalise doucement que Bryan Adams, même au casque, c’est une nuisance qui vient de l’extérieur et donc, à un moment, ça s’arrête. Alors que là, la nuisance vient de l’intérieur de moi. Je ne peux pas m’en tenir éloignée.
Please forgive me.
(Everything I do) I do it for you.

Allez, j’y reviendrai sûrement, mais je vais me laisser plusse de temps.

Aujourd’hui je viens avec un vrai cadeau et mon cadeau c’est cette photo en tête d’article.
Jamais je n’ai été aussi émue par une photo – émue étant un euphémisme ici. Jamais de jamais de la vie – comme l’Angleterre.

 

Cette photo, une après-midi de mars 2023 à la Maison Européenne de la Photographie à Paris, cette photo est apparue soudain à l’entrée d’une salle, immense, en quatre mètres sur trois*, et elle m’a bouleversée.

 

Elle a rempli mes yeux et m’a coupé le souffle. Au sens propre : je ne pouvais plus respirer, encore moins parler. Il m’a fallu reculer, bouger mes doigts au bout de mes bras, serrer les poings fort pour les rouvrir d’un coup en tendant tous mes doigts en même temps, et recommencer, recommencer comme je fais quand je sens que je suis en train de vaciller. Serrer les poings fort, tendre les doigts vite et bouger mon corps. Reculer encore.

 

Mafalda, le retour.

 

Dans les jours qui ont suivi, j’ai essayé de partager mon émotion avec les personnes qui me sont les plus proches et les larmes me venaient à chaque fois. Me viennent encore, là, quand je me relie à ce que j’ai éprouvé à cet instant. Bouleversée. J’étais bouleversée.

C’est rare d’être autant bouleversée par une œuvre d’art. La dernière fois que je l’ai été presque à ce point, c’était il y a 25 ans avec « La Muse endormie », de Brancusi. Cette sculpture lisse et dorée que vous avez vue en tête de mon article Le sommeil & moi : dormir c’est quoi ?

Je visite régulièrement (pas fréquemment, mais régulièrement) des expos, je m’intéresse à la photo, mais je ne connaissais pas Zanele Muholi avant cette après-midi de mars à la MEP.
J’étais venue comme ça, parce qu’ils en avaient parlé dans Télérama.

 

Zanele Muholi est une photographe Sud-Africaine queer qui travaille sur les discriminations liées aux questions d’identités (de genre, racisées, ethniques) et qui donne à voir des corps et des visages qu’on ne voit pas d’habitude. Qu’on invisibilise. En Afrique du Sud, je t’en parle même pas. Tu connais la chanson « Noxolo » de Jeanne Cherhal ?
Ben voilà.

Zanele Muholi est plutôt connue pour ses autoportraits. Souvent noir et blanc, avec des accessoires loufoques, inattendus, ce qu’elle veut montrer en fonction de son discours engagé. Moi j’aime celui-ci parce qu’il est nu, avec rien.

 

Autoportrait de Zanele Muholi (je ne trouve pas la date).

 

Je vois que j’ai du mal à vous parler de ma photo. Je ne trouve pas les mots qui diraient comme je voudrais. Ceux qui arriveraient à s’approcher assez près de ce que j’ai ressenti. Et en même temps, la pire chose qui puisse arriver aux mots comme aux maux, c’est d’être inexprimés. Alors je vais essayer encore et vous la remontrer, là, juste en dessous, cette photo qui dit tant. Il y a des reproductions de meilleure qualité, mais celle-là c’est la mienne. C’est moi qui l’ai prise.

Je ne prends généralement pas de photo de photos pendant une expo, mais là je suis revenue sur mes pas pour la prendre. C’était comme : je ne veux pas partir. Je ne peux pas laisser là ce qui vient de se passer pour moi. Je ne peux pas partir sans. Je l’emmène avec moi.

Sazi Jali à Durban, Afrique du Sud, je l’emmène avec moi.

Cette photo, parfois, pas tout le temps mais par exemple en ce moment oui, quand j’ai besoin d’elle, c’est mon fond d’écran. Et je l’aime à chaque fois. Je l’aime quand j’allume mon ordi le matin, je l’aime quand j’éteins mon ordi le soir. Et cet élan d’amour que je ressens, il me donne de la force.
J’en ai besoin.
J’ai tellement besoin d’ailes.

 

Les plus fin·es observateurs et observatrices de mes abonné·es l’ont déjà vu partiellement, ce fond d’écran, sans savoir qui sont Sazi Jali et Zanele Muholi, ni ce que cette photo représente pour moi (Newsletter 119 # 2 juillet 2023).

J’ai bien pensé à la faire développer pour l’accrocher en petit au-dessus de mon bureau, plutôt que de la mettre en fond d’écran. Mais non. Je ne veux pas la faire développer en petit. Je veux qu’elle reste grande. Je la rêve sur le pan d’une maison, sur un mur immense. Là où elle mérite d’être.
Cette photo est puissante.

Je m’étonne du temps que j’ai mis à vous en parler ici – quinze mois, alors que je partage souvent très vite mes découvertes, à chaud et avec enthousiasme. Comme elle était quand même très présente en moi après l’exposition, j’ai proposé à mes abonné·es au début du mois d’avril 2023 une autre photo de cette expo de Zanele Muholi (Newsletter 113 # 2 avril 2023).

Mais je n’ai pas parlé d’elle.
Peut-être que je voulais la protéger. Ou peut-être que je voulais la garder pour moi. Parce que l’intensité de l’émotion que j’ai ressentie quand elle m’est apparue, je ne vais jamais l’oublier. Jamais de jamais de la vie.

 

Sazi Jali, Durban (KwaZulu-Natal, South Africa), 2020. Photographie de Zanele Muholi. Exposition Zanele Muholi à la Maison Européenne de la Photographie (Paris, 22 mars 2023).

 

* CORRECTIF du 29 juin 2024

Après doute nocturne et recherches au petit matin pour vérifier les dimensions que j’ai indiquées spontanément dans mon article – esprit-de-rigueur-qui-ne-veut-pas-se-fier-à-mon-intuition, re-bonjour – je lis que la photo a été exposée pour la première fois en 2 mètres sur 1,32 mètre au Musée d’art contemporain de Sydney, Australie, en 2020.
J’ai donc démultiplié dans mon émotion, sa taille, sa grandeur, son impact. C’est une erreur qui en dit long. L’émotion est, comme la pensée, un miroir déformant qui nous en apprend plusse sur nous-même que sur la réalité matérielle…

 

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Et vous, partageriez-vous avec moi une forte émotion que vous avez ressentie devant une œuvre d’art, que ce soit une peinture, une sculpture, un dessin, une photo ou une installation ?