Mon corps & moi

Cette photo perso m’a été envoyée par quelqu’un qui travaille la couleur et les courbes au  moment précis où j’écrivais ce poème d’une traite. Merci.

 

Ode à mon corps

 

Le mois dernier
Tu étais fatigué
Je t’ai crié, nié, harcelé
Mais ça n’a rien changé
Tu n’as pas bougé.

J’étais déçue, en colère
Puis je me suis sentie abandonnée
Trahie, empêchée
Je n’ai pas voulu voir que tout ce que je te reprochais
C’est moi qui te l’infligeais.

Je ne sais pas prendre soin de toi
Je ne sais que t’aboyer des ordres
Toujours plus durs, toujours plus violents
Je ne m’arrête que lorsque je comprends
Que tu n’avanceras plus d’un pas.

C’est ce que tu fais quand tu es à bout
Quand tu as essayé de me dire
Et que je n’ai pas écouté
Tu ne cours plus, tu ne réponds plus
Tu te tais et tu me bats par forfait.

Alors j’ai cessé de te traiter en esclave
J’ai cessé de vouloir te plier
Et j’ai laissé les autres
Ceux qui t’aiment, ceux qui savent
S’occuper de toi.

Plus tard, quand tu marchais sur la plage
Doucement, tu marchais doucement
Tu portais encore tant de fatigue
Je regardais le corps des filles de vingt ans
Qui jouaient au ballon sur le sable.

Je dis vingt mais c’est plutôt seize
Je ne regarde jamais au-delà
Quand il s’agit de te juger
De pointer du doigt
Tout ce qui ne va pas.

M. m’a dit de toi :
« Ton corps est si beau ! »
Mais je croyais que c’était faux
Parce que je voyais toujours, au printemps de leur peau
Ces corps de femmes à peine éclos.

Prise au piège de la comparaison
Je préparais les munitions
Avec lesquelles j’allais, une nouvelle fois, t’humilier
Te torpiller
Toi qui ne joues plus dans la même saison.

Il m’a fallu un effort incroyable
Pour me rappeler
Tout ce que tu as traversé
Le viol
Les privations
Le manque de repas, le manque de repos, le manque d’amour
Et puis sont venus les abus
La guerre silencieuse
Les punitions
La mauvaise nourriture, le mauvais sommeil, le mauvais sexe.

Et malgré ça
Tu es toujours là

Il m’a fallu un effort incroyable
Pour me rappeler
Tout ce que tes remous racontent
Les six grossesses que tu as portées
Les trois qui n’ont pas donné de fruit
Qui t’ont laissé meurtri
Le souvenir du vide dans ta chair à vie
Et les trois merveilles que tu as nourries
Qui t’ont fleuri et embelli
Mais qui t’ont fané aussi.

Et malgré ça
Tu es toujours là

Dans mon équipe envers et contre tout
Debout à encaisser les coups
Absorber
La nicotine, le rhum, la caféine
L’amour qui se meurt de n’être pas donné.

Et moi
Moi aussi je suis là
Sans la moindre reconnaissance pour tes combats
À exiger plusse et plusse encore de toi
Comme si cela allait de soi.

Pardon
Pardon d’être si ingrate
Pardon d’être plus dure avec toi que je ne l’ai jamais été
Avec personne
Et ne le serai jamais.

Pardon de ne pas écouter tes maux qui sont pourtant
Si clairs, si transparents
Je les reçois, je les entends
Et sciemment
Je les ignore, je les méprise.

Pourquoi ?
Pour te soumettre et te forcer à faire
Ce que j’ai décidé que tu vas faire.

Mais tu as raison de dire non
Tu as raison de refuser
Même là je te demande pardon
Et toi et moi on sait que je vais recommencer
Demain à crier, te blâmer
De n’être pas assez.

Mais tu l’es, mon corps
Tu l’es tellement !
C’est moi qui n’ai pas appris à t’aimer.

 

Un poème sans titre dans le recueil « le soleil et ses fleurs », de Rupi Kaur, éd. Pocket, 2017. Je vous ai parlé de cette auteure indo-canadienne et de ses poèmes sans ponctuation ni lettres capitales dans l’article S’il n’en restait qu’un(e) # avril 2022.

 

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Et vous, c’est comment avec votre corps ?