Mon trésor du mois d’octobre 2023

Photo : Gare de Narbonne, au matin du 29 octobre 2023.

 

Mon trésor du mois, c’est cette photo que j’ai prise en descendant du train, après le passage à l’heure d’hiver dimanche, au petit matin. Tout va bien. Tout va bien, petit, tout va bien comme dans une chanson d’Orelsan.
Quand tu te réveilles en gare de Narbonne à l’heure à laquelle tu aurais dû arriver à Paris et que tu réalises que le train n’a pas bougé. De la nuit. Du tout.
Mais je vais trop vite… Attendez, je remonte le fil.

Imagine c’est les vacances de la Toussaint, tu pars rendre visite à tes beaux-parents dans le sud de la France. Avant ça tu décides de pousser jusqu’à Barcelone deux trois jours pour découvrir la ville de L’Auberge espagnole Gaudí. En millefa comme en voyage, avec ton mec, un enfant, un préado et une ado. L’ado est au bout de sa vie (attention, pléonasme) parce que vous prenez bus*, puis train de banlieue, puis RER, puis premier TGV, puis temps d’attente à la gare de Lyon-Part-Dieu, puis deuxième TGV, puis métro catalan.

* Bah ouais parce que tous les week-ends, y’a des travaux SNCF sur la ligne H donc la gare de chez toi n’est plus desservie par le train. Il faut prendre un bus. Tu remarques que le dimanche à 7h du mat’ dans le bus, toi et ta millefa vous êtes :
1/. les seuls Blancs ;
2/. les seuls à partir en vacances.
Note pour la fracture sociale, raciale et écologique au cas où elle aurait tendance à l’oublier : les travailleurs et les travailleuses précaires du week-end et du petit matin qui n’ont pas d’auto individuelle et prennent les transports en commun sont noir·es. À 100%, chauffeur du bus compris.
Je ressens la honte de ma peau blanche comme il y a trois ans ici : Mon poing levé.

 

Claudette Colvin. C’est à elle que j’ai pensé en montant dans le bus. Elle et Rosa Parks. Que depuis 70 ans, le changement de perspective n’était pas flagrant pour les Noir·es. J’ai eu honte. Honte que ma couleur de peau me jette du côté de l’oppresseur.

 

Je reprends. Le fil.
Pendant TOUT LE TRAJET (c’était long, comme vous l’avez compris avec tous mes « puis »), l’ado fait la gueule parce qu’elle ne comprend pas pourquoi on-ne-prend-pas-l’avion-comme-tout-le-monde. Toi tu prends bien soin de ne pas répondre, tu gardes ta bouche fermée (au début seulement, parce qu’après l’attente à Lyon, t’as complètement pété le câble). Personne ne voit dans ta tête, à quoi tu penses, ce qui t’occupe. Après Claudette Colvin, tu penses à ce prof d’Arras, Dominique Bernard, qui, il y a une semaine, après Samuel Paty il y a trois ans, vient d’être assassiné de manière ignominieuse.

(Là, présentement, j’écris sur un bloc de feuilles de brouillon avec mon Bic noir au bord de rendre l’âme, assise par terre au retour des vacances dans un couloir en plein courant d’air de la même gare de Lyon-Part-Dieu sauf que cette fois c’était pas prévu, pendant qu’on annonce un retard de 1h30 de mon train alors que j’aurais dû rentrer chez moi ce matin – je vous explique ça après – et le Marcass’, 10 ans, qui lit son livre assis par terre à côté de moi me demande : maman, ça veut dire quoi « ignominieuse » ?
Bah voilà. C’est ça une ignominie.)

Je pense à cet enseignant de 57 ans, j’imagine à quoi ressemblaient ses journées, quand il faisait face à tous et toutes ces ados en mode huîtres sous somnifères. Pendant que, il y a presque 70 ans, Claudette Colvin, au même âge que les élèves du collège mais ni huître ni somnifère, faisait acte de résistance et refusait de céder sa place dans le bus à une Blanche. Pendant que, tôt ce dimanche matin dans le bus, il n’y a que des Noir·es qui vont travailler.
Et maintenant il est MORT. Le prof.

 

 

Après, t’es à Barcelone.
Et comme dans n’importe quelle ville que tu découvres, tu marches. Toi avec ta millefa. Comme en voyage. Vous marchez, vous découvrez, vous marchez. Beaucoup.
L’ado, ça la saoule dis-toi. Elle voulait pas venir. Elle en a rien à battre de découvrir Barcelone. Dans cette auberge de jeunesse qui est même pas un hôtel.

– Mais ouaich comment ça y’a pas de shampooing ??
Ah bah… après vérification, ni shampooing ni gel douche. De toute façon y’a même pas de serviettes, minette !
Quoi ??? Donc pendant trois jours on va pas se laver ?!!! Mais ouaich !

L’ado est outrée. (Finalement on a loué trois serviettes à l’accueil de l’auberge de jeunesse et on s’est quand même lavé·es. L’ado a dit qu’on n’est pas chez les Scout·es ici. Bordel.)
En plusse ça la saoule de visiter. On fait que ça, visiter.*

* Faux ! J’ai pété un (deuxième) câble. Franchement, moi oui j’ai été traînée de musée en musée quand j’étais petite, ma mère est instit’ s’te plaît ! Alors viens pas me dire, À MOI, qu’on fait que ça, visiter !!!

 

Mais avant (de péter le deuxième câble), pendant que tes enfants se plaignent de marcher, toi maintenant tu penses aux enfants et aux ados de Shengal. Celles, ceux, qui ont vécu des horreurs qu’on peine à décrire. Des ignominies.
(Là présentement, toujours assise par terre à Lyon-Part-Dieu, je viens de dire au Marcass’ : Marce, le meilleur moyen de retenir un mot nouveau, c’est que tu l’utilises dans tes phrases à la place du mot courant que tu utilises d’habitude.)

Des ignominies.

Je vais pas me la raconter, moi je suis comme vous, il y a encore deux semaines, je ne savais pas où était Shengal. J’avais jamais entendu parler des YPG et des YPJ. Le Rojava, le PKK et le confédéralisme démocratique, ça me disait vaguement quelque chose depuis Kobané Calling que mon amie Marie m’a offert il y a cinq ans si tu veux, mais c’est tout. Et puis, il y a deux semaines, du même Zerocalcare que j’adore – rappelez-vous, Rome et le quartier de Rebibbia, je vous en parlais dans l’article S’il n’en restait qu’un(e) # novembre 2022 – j’ai lu No sleep till Shengal.
Grosse claque.

 

Zerocalcare, c’est le mec avec les sourcils épais et le tee-shirt noir à tête de mort. Dans toutes ses bédés, le gars se dessine avec le même tee-shirt. (Planches tirées de « No sleep till Shengal », de Zerocalcare, éd. Cambourakis, 2023, pp.104-105.)

 

Pendant que tu hésites sur la couleur de ton vernis à ongles (ou des carreaux de ta salle de bain), pendant que tu gaspilles ton temps et ton énergie à te demander si tu aurais dû ou non manger cette pomme, y’a des femmes qu’on viole, à qui on arrache leurs enfants et qu’on séquestre pour en faire des esclaves. Mais ouaich comment ça y’a pas de shampooing ?
Y’en a d’autres – mais ça peut être les mêmes, quand elles réussissent à s’enfuir – qui prennent les armes dans la montagne aride pour défendre leur peuple. Kurde. Ézidi, pour être précise.
Si tu savais qui sont les Ézidis (ou Yézidis, mais en kurde on dit Ézidis) avant de le lire ici il y a cinq secondes et de direct lancer une recherche sur Google, tu as mon total respect.

Parce que sinon, comme a dit mon mari :

– C’est horrible ignominieux ce qui est fait aux Kurdes, et tout le monde s’en fout.

Et toi c’est aux Ézidis que tu penses, à Barcelone, en grimpant la côte jusqu’au parc Güell pendant que tes enfants se plaignent qu’ils sont fatigués, ils en ont marre, ils ont encore faim, et en plusse ils ont envie de faire CACA.
Tu penses que tout ça se passe concomitamment.
Tes enfants qui se plaignent et des jeunes filles de 16 ans qui se battent contre Daech (et contre les attaques de la Turquie, contre l’État irakien, et contre les forces armées du gouvernement autonome du Kurdistan irakien qui les a bien abandonnées).
Toi qui t’énerves pour rien et le massacre organisé des Kurdes.
Tout ça se passe en même temps, dans le même monde, et en même temps rien ne se passe parce que, comme dit ton mari, les Kurdes, tout le monde s’en fout.
Toi-même quand tu vas te coucher ce soir après quelques tapas, c’est les petits problèmes de ta vie qui viendront occuper ton esprit. Mais ouaich comment ça y’a pas de shampooing ?

 

Dans le Barri Gòtic, à Barcelone. On marche (octobre 2023).

 

Vous allez me dire ce que moi-même je dirais en pareil cas : ne compare pas. C’est ta vie que tu vis, pas celle d’une toi imaginaire à Shengal. Ou à Gaza.
Évidemment.
Mais, de temps en temps, y penser.
Quand ton mari t’informe des derniers chiffres publiés : 8 000 mort·es bombardé·es ces trois dernières semaines dans la bande de Gaza. La moitié sont des enfants. Ignominies.
De temps en temps, y penser. Ne pas oublier.
Considérer ta chance.

Par exemple, imagine maintenant les vacances sont finies, tu rentres à Paris depuis Argelès par le train de nuit. Le lendemain matin, tu dois récupérer ta sœur avec ton neveu et ta nièce.
Imagine un gars, tellement il est dans la détresse ce soir-là, le soir de ton train au départ d’Argelès, il escalade les pylônes électriques à haute tension de la SNCF et il menace de se suicider. Sauter de tout là-haut ou s’électrocuter. Ton train Intercités ralentit, s’arrête plusieurs fois, tu te dis non mais ça va aller, et puis finalement le train ne redémarre jamais parce que le monsieur est tellement désespéré qu’il ne redescend pas de son pylône. Ton mec ronfle tes enfants dorment dans un train couchettes immobilisé en gare de Narbonne.

 

La clope que tu fumes sur le quai dehors à minuit, dans ton mini-short de nuit, quand tu crois encore que le train va repartir…

 

Le lendemain, après quelques péripéties, tu es redirigée avec mari, enfants et des centaines d’autres personnes sur la gare de Lyon-Part-Dieu. Repeat. Laquelle gare déplore malheureusement ce jour-là une rupture d’alimentation des câbles du réseau, à la suite de quoi l’intégralité du trafic des TGV et TER passant par Lyon est interrompue.
C’est précisément de là que j’écris, sur un bloc de feuilles de brouillon avec mon Bic noir au bord de rendre l’âme, assise par terre dans un couloir en plein courant d’air, avec mon enfant de dix ans qui lit son livre assis à côté de moi et me demande ce que veut dire ignominie. Le prochain train annoncé pour Paris a maintenant deux heures de retard.

Tu penses qu’à l’heure qu’il est, ça fait bien longtemps que tu aurais dû être rentrée chez toi. Avoir défait les sacs, accueilli ta sœur avec ton neveu et ta nièce, lancé des machines, fait les lits. Préparé un repas et un gâteau d’anniversaire pour ta nièce Lilie.
Mais t’es par terre dans un couloir à la gare de Lyon. La gare de Lyon à Lyon, pas la Gare-de-Lyon à Paris où tu aurais dû arriver.

Ton ado est un peu moins au bout de sa vie qu’au début des vacances parce qu’elle a retrouvé ses réseaux sociaux. WhatsApp. Insta. Snap. TikTok. BeReal (la gueubla).
Tes garçons, du moment que tu les nourris souvent et que tu les obliges moins souvent à se laver, ça va pour eux.
Donc tout va bien. En vrai, tout va bien.

Ton mec a ses Airpods dans les oreilles. Tu sais pas s’il écoute un podcast sur le climat ou s’il travaille son jap’, mais tu vois dans ses yeux que ça va.
Tout va bien.
Tu peux garder tes AirPods dans tes oreilles quand j’te parle s’te plaît bâtard ?

 

Gare de Lyon-Part-Dieu, dimanche 29 octobre 2023, 13h20. Ce Bic noir que tu vois sur mon bloc de feuilles de brouillon à la place où je suis assise par terre quand je ne me lève pas pour prendre une photo afin de répondre en image au message que je reçois sur mon téléphone et qui demande : vous en êtes où ?? Ce Bic noir, après de bons et aimés services, n’est plus.

 

Tout va bien.
Pendant que des civils palestinien·nes se font bombarder en représailles de crimes qu’ils et elles n’ont pas commis,
Pendant que le peuple kurde est menacé de génocide parce qu’il gêne les intérêts des grands de ce monde,
Pendant que, en France, pays libre, laïc et tolérant, des profs sont sauvagement assassiné·es dans l’exercice de leur métier,
Pendant qu’un type perd tout espoir au point de vouloir se jeter sous un train,
Tout va bien.
Pour toi, tout va bien.

Mon Bic noir m’a lâchée il y a trois lignes, lettres en gris de plus en plus clair, puis plus rien du tout, cartouche vide, mais ça ne se verra pas quand je recopierai mon texte en le tapant à l’ordi.
Tout va bien. Pour toi, tout va bien.
Considérer ta chance. Ta très grande chance.

Sur ces quelques réflexions glisse le passage à l’heure d’hiver qui annonce le mois de novembre. Ce mois de novembre que je déteste autant que les trois suivants, mais pour lequel je remercie ici la chance qui m’est donnée, encore, de pouvoir le vivre – lui autant que les trois suivants.
Mon train arrive maintenant. Je vais le prendre.

Bon anniversaire, Lilypad.

 

Cette grande philosophe engagée pour des vraies causes qu’est Nabilla.

 

Et bienvenue à novembre donc, pour un nouveau trésor que j’ignore encore…

 

 

La chasse aux trésors de mon année

Mon trésor du mois de janvier 2023
Mon trésor du mois de février 2023
Mon trésor du mois de mars 2023
Mon trésor du mois d’avril 2023
Mon trésor du mois de mai 2023
Mon trésor du mois de juin 2023
Mon trésor de l’été 2023
Mon trésor du mois de septembre 2023

 

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Et vous, octobre 2023 ça va ?
Ou c’est le pire mois depuis le gris d’octobre 2020 ?
Quoique octobre 2021 était bien down aussi…