Est-ce que les gens naissent égaux en droits ?

Photo : Sur l’unique route qui relie Vientiane à Vang Vieng (Laos, mars 2019).

 

Est-ce que les gens naissent égaux en droits ?
À l’endroit où ils naissent
Que les gens naissent pareils ou pas…

 

Piste audio : Maxime Le Forestier, Né quelque part, album « Né quelque part », 1988.

 

Dans notre tour d’Asie-Pacifique (TDAP), il y a des pays riches et des pays pauvres. L’alternance entre les deux est un des critères qui nous ont permis de monter notre budget.
Mais la différence de niveau de vie entre les pays a une autre conséquence importante pour les babi : celle de côtoyer concrètement la pauvreté la plus évidente, la mendicité dans la rue. Comprendre par eux-mêmes et sans qu’on ait à le leur rappeler, en croisant d’autres enfants sur la route, à quel point ils sont privilégiés. Privilégiés sans aucun mérite, sans avoir rien fait pour l’être, juste parce qu’ils ont eu la chance de naître chez nous, en France, dans notre famille.

On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille.
On choisit pas non plus les trottoirs de Manille
De Paris ou d’Alger pour apprendre à marcher.

L’expérience de la pauvreté en voyage est un sujet qui traîne dans ma tête depuis le début de notre périple. Mais c’est tellement délicat d’en parler. Il y a de la gêne, de la culpabilité. Des rencontres et des pensées auxquelles on préfèrerait ne pas être confronté(e).

Pourtant, depuis mon tout premier grand voyage en 2005, seule, au Mali, je pense qu’on devrait, régulièrement, se rendre dans un pays dit « pauvre ». Ou en voie de développement. Au-delà de nos vents, passée notre frontière, dans ces pays soleil de sable et de pierre.
Un pays comme ça.

 

Un petit marché dans un quartier de Bamako (Mali, 2005).

 

Parce que, au moment où on voyage là-bas, on apprend énormément. L’humilité surtout.

On apprend ce qu’il est si difficile d’apprendre chez nous. Pas sur le pays en question, ni les gens – même si, bien sûr qu’il y a ça aussi – mais là je veux parler de ce que l’on apprend sur soi, sur sa façon de vivre à soi, dans son propre pays. Parce que, quand on s’observe de si loin, nos perspectives changent. La manière dont nous pensons notre quotidien change. On réalise, vraiment, que ce qui n’est pas important n’est pas important.
Et on sent qu’on tient quelque chose d’essentiel, de vrai, et on voudrait s’en souvenir toujours.

Mais après on rentre. On reprend sa vie là où on l’avait laissée. Et quelques mois ou quelques semaines plus tard, parfois même quelques jours suffisent, selon le temps qu’on a passé dans ce pays lointain, on recommence à s’énerver pour des broutilles. À se laisser contrarier par des petites choses qui n’en valent pas la peine. À penser que, quand même, on serait mieux avec cinq kilos de moins. Ou à se bousiller parce que quelqu’un vous a blessé(e) ou mal parlé ou mal compris(e).

Enfin peut-être pas vous, mais moi.

J’essaye de faire autrement pourtant. J’écris pour ne pas oublier, quand je suis dans ces pays-là où j’ai l’impression de saisir du sens, mais toujours ça m’échappe et ça revient. Je m’énerve pour des broutilles, je me laisse contrarier par des petites choses qui n’en valent pas la peine, je pense que, quand même, je serais mieux avec cinq kilos de moins, et je me bousille parce que quelqu’un m’a blessée ou mal parlé ou mal comprise.

Alors je repars en voyage.
On est si lent à apprendre.
Je suis si lente.

 

Sur la route de Siem Reap à Phnom Penh (Cambodge, février 2010).

 

Et puis cette fois, je ne suis pas toute seule à me confronter à la pauvreté en voyage. Il y a les babi.
Leur perception d’enfant, leurs interrogations, et les discussions complexes que cela engendre. Qui on est nous ? Où on se situe ?

Leur quête de vérité, à laquelle je ne peux apporter que des pierres éparses et mes propres doutes et contradictions, pas une route fléchée bien bitumée.

Il y a la façon dont j’aimerais nous voir, des voyageurs curieux en chemin, et ce que nous sommes objectivement : des touristes occidentaux assez aisés pour se permettre de quitter leur petit confort et d’arpenter le monde pendant presque une année.

Ce genre de subtilité de langage que les babi savent très bien manier quand les adultes que l’on croise leur disent : « Oh ! Quelle chance vous avez de prendre de si grandes vacances ! ». Et qu’ils répondent du tac au tac tous les trois, d’une seule voix, qu’ils ne sont pas en vacances mais en voyage. Parce qu’ils doivent « faire l’école », comme ils disent.

En vacances il n’y a pas d’école. En voyage, si.

 

Un matin très tôt à Krong Koh Kong (Cambodge, février 2010).

 

Dans la rue à Vientiane, Laos.
La Petite Souris et le Pap’.

– Tu vois papa, moi je me sens hyper mal quand on est là en train d’acheter des jus de fruits frais et qu’il y a cette dame pauvre qui passe avec son bébé dans les bras et qui demande de l’argent et qu’on lui donne pas.

– Mais heureusement que tu te sens mal, minette. C’est normal, et je suis content que tu te sentes mal. Si ça te faisait rien, si t’en avais rien à faire, ce serait moche.

 

Oui, bien sûr qu’on est mal à l’aise devant quelqu’un qui mendie, bien sûr que c’est difficile de dire non en le regardant droit dans les yeux. Je t’explique même pas quand on est dans un hôtel avec une piscine. Bon, c’est pas le cas ici, on loge dans une petite guesthouse, mais c’est arrivé. À Krabi en Thaïlande, et au Sri Lanka plusieurs fois.
Qui peut dire que ça ne lui fait rien ?

Qui peut dire que ça ne lui fait rien de se savoir en sécurité, au chaud devant un bon repas, quand d’autres crèvent de peur, de froid et de faim à 40 km de nous sous le périph’ ?

Bien sûr, voir de ses yeux la misère n’est pas une expérience « agréable ». Mais fermer ses paupières, faire comme si la pauvreté n’existait pas, c’est nier en même temps la vie de ces gens, non ?

 

Sur l’unique route de Vientiane à Vang Vieng (Laos, mars 2019). Ici c’est un tronçon bitumé mais ce n’est pas le cas partout… Les cahutes de bric et de broc sur le bas-côté. La poussière permanente.

 

Quartier de Chinatown à Bangkok, Thaïlande.
Je marche avec le Grand Lièvre. On croise pas mal de gens assis par terre qui vendent des trucs en ferraille on sait même pas ce que c’est. D’autres qui dorment, allongés par terre le long d’un mur, avec des sacs plastique qui contiennent leurs maigres affaires. Une histoire banale d’hommes et de misère.

– Maman tu sais, je préfère aller dans des pays riches comme l’Australie ou la Nouvelle-Zélande maintenant.

– Ah bon ? Pourquoi des pays riches, Lulu ?

– Parce que ça me fait de la peine de voir des gens pauvres qui n’ont rien à manger et qui dorment par terre dans la rue comme ici.

– Ah… Mais il y a des gens pauvres dans les pays riches aussi tu sais…

 

Dans le quartier de Chinatown, à Bangkok (Thaïlande, mars 2019). Un immeuble totalement délabré, où vivent les gens qui font sécher leur linge sur les balcons, et devant, la route moderne.

 

C’est le moment où la Petite Souris intervient. Elle est toujours là quand on parle tout bas si c’est d’amour, ou d’histoires vécues, ou du monde comme il va.

– Oui, je me rappelle à Paris cet été. Quand on est sortis du restaurant et qu’on cherchait où on avait garé la voiture, il y avait des gens par terre dans la rue, et quand on est passés à côté d’eux ça puait le pipi et on voyait que leurs vêtements et leurs cheveux étaient sales. Moi je m’étais sentie mal d’avoir des habits propres et un bon lit où j’allais dormir quand on serait rentrés à la maison.

– Ouais mais c’est pas de notre faute quand même, et moi je cherche des sous par terre pour leur donner mais ça va jamais suffire pour qu’ils aient à manger et une maison, alors je sais pas quoi faire ! Et je crois que, quand même, il y a moins de gens pauvres dans les pays riches que dans les pays pauvres.

(Maman Ourse) Je crois pas qu’il y en ait moins Lulu. Juste tu les vois moins. C’est pas la même pauvreté. Et puis même si tu ne voyages que dans les pays riches, les gens qui sont pauvres dans les pays pauvres ne vont pas disparaître. Seulement tu ne les verras plus, donc ce sera plus confortable pour toi, mais c’est pas pour ça qu’ils ne sont plus là, dans le monde.

– Alors je vais avoir toujours de la peine, c’est sûr.

 

Devant le Mékong, à Vientiane (Laos, mars 2019). Le Grand Lièvre et papa Écureuil.

 

J’ai estimé ici que sa tristesse d’enfant mettait un terme, temporaire bien sûr, à cette discussion de fond. Je ne l’ai pas embrouillé avec une citation de Nelson Mandela – dont je leur ai pourtant parlé à tous les trois très récemment – qui dit que « tant que la pauvreté persiste, il n’y aura pas de vraie liberté. ».

Je sais que nous en reparlerons parce que le sujet reviendra et que ce sera encore pire au Cambodge. Je me souviens des mendiants dans la rue, mutilés. Et d’autres, pas mendiants mais mutilés quand même. À cause des mines anti-personnel. Achète l’album Une si jolie poupée, de Pef, et explique ça en images à tes enfants. Mords-toi les lèvres quand ils vont te demander (parce qu’ils vont te demander) : « Mais pourquoi ? ».

 

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Et vous ? Ça vous parle ce que je vous raconte ?