Langage et précautions

 

Mickaël & moi on se parle tout le temps. Quand on se réveille, quand on se couche, quand on cuisine, quand on mange. Quand on vide Mickaël vide le lave-vaisselle, quand on prend un rhum, un café, quand on étend le linge. Oui parce que, on étend et on plie le linge presque toujours ensemble. C’est une vieille habitude qu’on a gardée de quand on vivait dans un petit appart sans sèche-linge et sans enfants. Et depuis toutes ces années, c’est un moment auquel on est particulièrement attachés tous les deux. Je m’excuse. Ça arrive. Ça permet de se rendre compte qu’il n’existe probablement rien au monde de plus bignon qu’une paire de collants en laine taille 6 mois qui sèche sur un mini étendage de salle de bain.

Je ne crois pas que j’ai de photo. Mais visualise. Ça y est ?
Je reprends.

Mickaël & moi on se parle tout le temps. On se parle quand on voyage, quand on réfléchit, quand on a lu un livre, quand on va au cinéma, quand on écoute de la musique, et même, quand on regarde une série. (Non en fait là c’est moi qui parle encore et je sais que c’est hyper pénible. J’essaye d’arrêter.)
On se parle quand on roule, on se parle quand on se brosse les dents (je ne dis pas que c’est le meilleur moment), on se parle même quand on fait du vélo.

C’est peut-être pour ça que je cours et qu’il jardine d’ailleurs. Que j’écris et qu’il fait, je sais pas, d’autres trucs. Pour ne plus parler. Pour s’entendre chacun dans sa tête. Enfin.

Bref, depuis six semaines qu’on n’est plus que tous les deux, on devrait en avoir marre de se parler. Mais non. Jamais.

Samedi matin, on est partis en vélo au débotté parce qu’on n’avait plus de pain. Et ce qu’on mange est important chez nous, donc on peut faire des kilomètres en quête de bon pain. (Vis ma vie de suspense insoutenable.)

 

Nous avons appris au début de l’été que la famille Degrolard qui tient cette boulangerie prend sa retraite. C’est douloureux pour Mickaël. Il préfère que je n’en parle pas.

 

Je déplore d’avoir eu un peu de mal à grimper la première côte – avec l’excuse toute trouvée que j’avais déjà fait du vélo la veille – mais très vite j’ai repris mon souffle et on a commencé à parler des rapports hommes / femmes. Je ne sais plus du tout comment c’est venu. C’est toujours comme ça entre nous : on tire un fil, y’en a mille qui viennent avec, et on ne sait plus d’où on est partis. Peut-être les deux bandes dessinées de Catel sur Benoîte Groult et Olympe de Gouges que Mickaël m’a offertes pour mon dernier anniversaire. Allez, on dirait que c’était ça.
(Précision de vocabulaire ici : je ne devrais pas écrire « bande dessinée » mais « roman graphique ». Attention parce qu’on est dans un article où on prend des précautions de langage. Garde ça en tête pour la suite.)

Donc on dirait qu’on est partis des romans (bio)graphiques sur Benoîte Groult et Olympe de Gouges, puis que les mailles se sont enchaînées du mouvement #MeToo, Polanski, Blanche Gardin, jusqu’aux injonctions paradoxales faites aux femmes – et celles que l’on intériorise tellement depuis toutes petites qu’on les croit inhérentes à nous-mêmes – en passant par la difficulté à sortir du patriarcat malgré l’évolution de la société, et le bien-fondé, ou non, de l’écriture inclusive.

C’était cool. Si si je t’assure. Discute cinq minutes avec Mickaël, tu vas voir.

C’est pas avec tout le monde que tu peux avoir une conversation ouverte, intéressante, à la fois profonde et légère, dans laquelle tu te sens écoutée et respectée, et où, en même temps, tu apprends des trucs. (Vas-y, challenge pour ton été.)

Et donc Mickaël m’apprend qu’il a lu dans un article du Monde il y a un moment déjà, avant le confinement, quand on pouvait encore lire des journaux sans avoir le mot « covid » en surimpression sur la rétine, que c’était maintenant trop clivant de désigner le genre par « les hommes » ou « les femmes », et qu’il serait plus juste de parler de « personnes menstruantes ou non menstruantes ».

Bon j’avoue on a rigolé. Parce que c’est ça qu’on fait souvent tous les deux : on se marre.
Peut-être qu’on ne se rend pas compte de certaines souffrances, ou peut-être qu’on s’interroge au contraire sur la souffrance des femmes ménopausées. Anciennement menstruantes mais désormais plus. Et donc déféminisées. Déclassées, les pauvres. Et quand même on peut rigoler…  🙂

D’ailleurs, je suis en train de réaliser que vous ne voyez peut-être pas du tout le lien entre Polanski et Blanche Gardin dans mon paragraphe au-dessus ? Alors il faut que je vous aide parce que j’ai vraiment adoré ce moment de Blanche Gardin et il mérite d’être partagé.
Ça se passe à la 29e Nuit des Molières, en mai 2017, et Blanche Gardin revient sur cette autre injonction très intellectuelle qui considère qu’« il faut savoir séparer l’homme de l’artiste ».

 

Vidéo : Blanche Gardin à la 29e Nuit des Molières, mai 2017.

 

« On dit pas par exemple d’un boulanger euh… oui d’accord … c’est vrai… il viole un peu des gosses dans l’fournil mais bon il fait une baguette extraordinaire ! »

Blanche Gardin est une killeuse, ne me dites pas le contraire !

Sur le sujet, il y a aussi ces mots de Virginie Despentes qui résonnent particulièrement en moi :

« On trimballe ce qu’on est et c’est tout. Venez m’expliquer comment je devrais m’y prendre pour laisser la fille violée devant la porte de mon bureau avant de me mettre à écrire, bande de bouffons. »

 

Bande de connards.

Ce n’est qu’un petit morceau de sa longue tribune mais il m’a méchamment serré le ventre.
Pour lire en entier le texte de Virginie Despentes paru dans Libération le 1er mars 2020, c’est ici :
https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212

Mais je vous préviens, c’est pas ambiance Blanche Gardin. T’as pas envie de te marrer. Du tout. Or j’en étais à : Mickaël & moi on se marre bien. Et je pense, vraiment, qu’on peut rire de tout. Parce que :

« L’humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive. »

Vous devinez à qui j’emprunte cette citation ?
Free hugs sans limite pour celui ou celle qui saura reconnaître l’auteur(e) et me le dire…
(Sans googler, hein ? Vous vous sentiriez bien mesquin(e) de l’avoir fait en découvrant qui a écrit ça et la haute exigence que cette personne avait d’elle-même et du monde – et accessoirement où ça l’a menée que rien, jamais, ne soit à la hauteur de ses attentes.)

Indice → C’est un écrivain que j’aime beaucoup (beaucoup). Qui a écrit aussi :

« Je crus mourir de honte. Il va sans dire que j’avais alors beaucoup d’illusions, car si on pouvait mourir de honte, il y a longtemps que l’humanité ne serait plus là. »

 

 

Revenons au langage (et à ses précautions). Suite à l’article du Monde, Mickaël a proposé :

– Peut-être qu’on devrait plutôt parler de personnes QUI SE SENTENT menstruantes, non ? Ce serait moins clivant. Qu’est-ce que tu en penses ? Non parce que moi j’te trouve pas assez engagée tu vois. Tu devrais me dire : mais arrête de me caresser tout le temps, franchement c’est quoi cet abus de pouvoir ?? Tu considères mon corps comme une extension du tien ou quoi ?!

C’était de la moquerie. De la pure provocation moqueuse. Une façon de me dire : attention sinon j’arrête de te caresser…
Et au même moment il me dit : à droite, à droite ! Car vous n’avez pas oublié que toute cette conversation se passe pendant que nous sommes en vélo samedi matin en quête d’un pain que l’on puisse enfin trouver satisfaisant.
À droite, à droite ! Et il le répète encore parce que j’hésite, je freine, je suis désorientée parce que le seul chemin que je vois, il est À GAUCHE !

– Tu vois, c’est ça le problème avec les putain de gauchers !!!

Bon. Je reconnais que je me suis emportée. Que mes mots… Que j’aurais pas dû. Mais c’est parce que j’ai eu peur aussi, imagine que t’es déjà pas hyper confiante en vélo, et ton mec te dit droite mais en fait ça veut dire gauche, tu piles et tu as eu peur parce que t’as failli tomber, alors tu es rouge aux joues et tu t’emportes, voilà.
Mickaël est resté très calme. Il reste toujours calme. Il a dit :

– Et donc… c’est ça que tu dis aux gauchers autour de toi ?

C’était (un peu) une attaque. Qui faisait allusion sans aucun doute possible à mon vélo de la veille avec une personne clairement identifiée comme étant gauchère (que je ne nommerai pas parce qu’on est dans un article où on fait attention à ce qu’on dit).

J’ai dû admettre que non, pas vraiment. Aux autres gauchers que lui autour de moi, je dis plus sobrement : c’est ça le problème avec les gauchers. Parfois même je ne dis rien à voix haute, je pense dans ma tête : c’est ça le problème avec les gauchers. Ils ont 40 ans, des fois plusse que ça, et ils savent toujours pas reconnaître la gauche et la droite, ils se rendent même pas compte qu’ils mettent en danger les gens normaux. Droitiers quoi. Enfin, normaux. Les gens qui voient le singe et jamais le tigre (newsletter 64 # 2 août 2020).

Je pense mais je ne dis pas. Tout n’est pas bon à dire, même quand c’est la vérité.

 

 

Mickaël était en forme. Il a poursuivi :

– D’ailleurs je pense qu’on stigmatise trop les gauchers en disant « les gauchers ». C’est clivant. On devrait plutôt parler, je sais pas moi, de « personnes manuellement non normées ». Et pas forcément menstruantes.

J’ai ri. Ça a dû l’encourager parce qu’il ne s’est plus arrêté :

– Et pour les gens comme moi qui sont profondément gauchers dans leur cœur mais qui ont appris à écrire de la main droite et utilisent indifféremment les deux mains pour bricoler et cuisiner, on dirait « personnes manuellement fluides ».

Ça m’a fait rire encore.
Rapport à William, un de mes personnages préférés de la série « This is us ». Qui m’a renversée avec ces mots très simples, dans la première saison je crois, pour expliquer à son fils Randall qu’effectivement il a été amoureux fou d’une femme, puis d’un homme, et qu’il ne laisse personne enfermer son cœur dans une catégorie définie par une étiquette :

« L’amour c’est juste une question de personnes. À partir de là, la sexualité est fluide. »

Depuis on n’arrête pas de dire « fluide » pour ambivalente, évolutive. Ouverte. Libre.
Donc : des personnes manuellement fluides.

 

Les pancakes verts aux épinards frais et aux cébettes du grand Ottolenghi pour notre samedi midi. Avec le beurre de citron vert, piment et coriandre fraîche hachée qui fond par-dessus…

 

Après le pain on est rentrés, parce qu’on avait quand même des pancakes aux épinards frais et beurre de citron vert d’Ottolenghi à préparer pour le déjeuner. Oui parce que, on cuisine beaucoup ensemble tous les deux, je ne l’ai pas assez dit ici.

En attendant que Mickaël range les vélos rangeant les vélos, j’ai fait remarquer qu’on n’avait rempli qu’une seule mission sur les quatre que l’on s’était assignées pour la matinée. À savoir : trouver du bon pain. Enfin ça c’est la mission qu’on a menée à bien. Je ne vous parle pas des autres parce que bon.

– Mais on s’en fout des autres trucs, c’est le chemin qui compte mon amour.

Ma remarque était si triviale que je ne m’attendais pas à cette réponse qui m’a… disons déstabilisée. Avec comme des réminiscences troublantes dans ma tête. Je suis restée muette et les yeux écarquillés à la porte du garage genre WTF ??

– Ben ouais, c’est un peu une métaphore de la vie. On ne vit pas pour mourir, on vit pour vivre… L’important c’est pas la finalité, c’est ce qu’on se permet de vivre entre les deux.

Il m’a achevée. On est allés étendre tous les deux la machine de blanc que j’avais lancée avant de partir en vélo avec un nouveau sujet à discuter, sur la vie, la seule qu’on aie, et ce qu’on en fait.
À ses heures, Papa Écureuil est un philosophe.

 

Mission pain accomplie. Mais ce n’est pas le plus important, apparemment.

 

*****

 

Et vous, diriez-vous que vous êtes une personne plutôt manuellement non normée ? Fluide ? Qui se sent menstruante ?

 

 

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