Celui pour qui tu t’inquiètes

Photo : Lucien à 9 mois, quand il était hospitalisé à Necker (Paris, janvier 2012).

 

Note à mes lecteurs qui ne sont pas des parents

Cet article n’est pas pour vous, et en plus il est trèèèès long… passez votre chemin ! Vous pouvez toujours tenter, bien sûr, mais vous allez mourir d’ennui.
Et si vous profitiez plutôt des vingt prochaines minutes pour apprendre à faire votre pâte feuilletée vous-même ? Comme ça vous pourrez préparer une galette des Rois à n’importe quel mois, sans que le calendrier vous dicte quand vous en avez envie !  😉

ΞΞΞΞΞ

 

Aujourd’hui, nous sommes le 8 janvier 2019. C’est la Saint-Lucien.

Je viens de terminer un article que j’ai commencé à écrire au début de notre voyage au Sri Lanka. Que j’ai continué à Bali. Puis en Australie, et presque fini en Nouvelle-Zélande.
Un article difficile mais que j’ai envie de partager. Et qui parle de Lucien.

Je le publie tel quel, même avec le paragraphe suivant qui date d’un mois et qui n’est plus d’actualité.

En ce moment [on est le 11 décembre 2018, sur la route pour Te Anau, en Nouvelle-Zélande], on a un enfant malade. C’est rien hein, sûrement que c’est pareil chez vous d’ailleurs, avec l’hiver qui commence. Un rhume, le nez qui coule, un peu de fièvre, des douleurs aux cuisses et derrière la tête…

Pour nous, dans le sud de la Nouvelle-Zélande, c’est le début de l’été. Il pleut, il fait froid, et je ne les couvre pas assez. Les babi. En short dehors, c’est presque normal qu’ils tombent malades au final. Mais quand même, c’est à lui que ça arrive. Le même.

Celui pour qui tu t’inquiètes.

Prologue

Partir en voyage à travers le monde et vivre avec ses enfants 24/24 comporte des difficultés dont je vous ai déjà parlé ici ou . Mais ça présente aussi l’avantage de ne pas avoir peur qu’on t’appelle parce qu’il leur est arrivé quelque chose.
Comme à chaque fois que ton téléphone sonne avec le numéro de l’école qui s’affiche sur l’écran et que ton cœur s’arrête.

Tu as trois enfants dans cette école mais à cet instant précis, tu ne penses qu’à lui, celui pour qui tu t’inquiètes.

Parce que, une fois seulement en quatre ans, ça n’a pas été pour lui. Les autres fois, « oui bonjour, c’est pour Lucien », et tu ne sais pas si tu vas pouvoir parler dans le combiné parce que tu crois que tu vas vomir.
Mais ce n’est que pour un menton ouvert qu’il faut recoudre. Ou une basket dont la semelle s’est intégralement arrachée de haut en bas. Et re-un menton ouvert qu’il faut recoudre. Une confirmation d’inscription à la cantine suite à un papier envolé. Et re-un menton ouvert qu’il faut recoudre. Une écharpe retrouvée miraculeusement après cinq mois alors qu’on n’y croyait plus. Et re-un menton ouvert qu’il faut recoudre.

Une fois l’arrière de la tête qui saigne, beaucoup, et on te dit « sans qu’il y ait eu de choc ».
En fait si, heureusement, mais il fallait soulever des cheveux coagulés par le sang pour voir que c’était ouvert. À l’école ils n’ont pas osé, ils ont eu peur de lui faire mal, mais toi mais toi tu te jettes sur lui, tu arraches tous les cheveux collés, il crie, mais ouf que c’est bien ouvert en dessous. Trois points même il faut. Ouf ouf ouf.
On ne saigne pas de la tête comme ça, sans qu’il y ait rien eu.

 

Lucien à 5 ans dans la baie de Vathi (Grèce, août 2016). Tu le laisses aller, seul, parce que c’est ce qu’il aime, l’aventurier. Mais tu as peur tout le temps, sur les falaises, dans les rochers…

 

Là je suis là avec lui, tout le temps. Je vois s’il tombe. Et l’aventure a commencé dès le début du voyage. Il ne l’a pas cherchée pourtant, c’est le hasard. Mais ça lui arrive à lui.

Un jour ma pédiatre m’a dit :
« Dans toutes les fratries, il y a un enfant pour qui on s’inquiète plus que pour les autres. C’est normal. »

Pourtant cette fois, au Sri Lanka, nous étions bien. Confiants. Oui, il s’est fait griffer par un chat sauvage qui lui a sauté dessus pour éviter un chien errant. Oui, il a saigné légèrement. D’accord. Mais j’ai désinfecté immédiatement avec quelques gouttes d’huile essentielle de lavande aspic. Le soir il n’avait plus que trois petits points rouges sur la poitrine, puis le lendemain ou le surlendemain plus rien du tout.
Oublié presque. Sereins, nous étions.
Mais il y a le blog.
L’article que le Grand Lièvre a voulu publier parce qu’il a eu peur.
Et que vous avez lu.

Alors, sous la pression familiale, amicale, et aussi médicale, nous avons cédé.

Non sans avoir combattu plusieurs jours et plusieurs nuits, affirmé que tout allait bien, que tout irait bien, finalement nous avons basculé du dark side of the moon et embarqué pour un périple anti-rabique international. Flippant. Intéressant.
Ça dépend si on est à notre place ou à la vôtre.
Parce que ce choix que nous avons fini par faire mais qui n’était pas vraiment le nôtre va me permettre de vous raconter ce que j’espérais ne pas avoir à vous raconter : une incursion dans le système de santé de certains pays.

Où l’on découvre que les protocoles médicaux sur le même sujet, les mêmes prescriptions, le même vaccin, diffèrent selon les pays.

 

Le Grand Lièvre dans sa double vie sur une plage de Gili Air (novembre 2018). Nous étions à mi-chemin de notre parcours du combattant contre la rage.
Expérience 1 : Sri Lanka

Au Sri Lanka, c’est l’hallu totale. Un truc de malade.
Jamais j’ai vu ça.

Parce que dans la course du vaccin contre la rage, il faut procéder à la première injection le plus rapidement possible après le contact animal. Or, avec le temps de notre déni, puis de nos refus, puis de nos tergiversations, il s’est déjà écoulé deux semaines depuis « l’agression ».
Le médecin avec lequel nous sommes en contact en France nous presse. Il faut aller vite. Nous n’avons pas le temps de retourner à Colombo. Nous nous rendons à l’hôpital public le plus proche, celui de Tissamaharama, tout à fait au sud du Sri Lanka où nous nous trouvons.
Mais avant ça, avant l’hôpital, il faut passer une consultation médicale préalable. Dans le public, ça coûte 1100 roupies. On s’en fout mais je me souviens d’avoir pensé exactement à ce moment-là : ah c’est le même prix qu’un paquet de cigarettes.

Parfois quand tu t’inquiètes, ton cerveau pense des trucs stupides ou complètement décalés, tu sais pas pourquoi…

Et donc, lors de cette première consultation avec la généraliste où ton enfant, toi, tout le monde crève de chaud, tu constates qu’il n’y a pas de porte qui ferme. Admettons, ça arrive. Au moins il y a un demi rideau (d’en haut jusqu’à la taille, comme dans un isoloir) qui sépare le box du médecin du couloir d’attente. Ah… mais non en fait, fuck le rideau, parce que les gens rentrent carrément ! Je veux dire, que tu sois en train de te faire piquer ou de montrer tes seins pour un examen, les gens poussent le rideau et rentrent quoi !

 

À l’hôpital public de Tissamaharama. Une grosse angoisse pour le p’tit Lu qui ne comprenait rien, trimballé d’un box à un autre, et voyant très bien qu’on ne comprenait rien nous-mêmes.

 

Le lendemain à l’hôpital, c’est encore pire. Il y a du monde assis ou debout partout, et dès qu’un médecin ou une infirmière arrive, les gens se battent pour passer les premiers et avancer au maximum dans les boxes de soins jusqu’à être collés à la chaise de celui à qui on prélève du sang ou que le docteur examine.

Et puis on déplace les enfants comme des choses, on ne leur explique rien.
En France non plus, je sais. Mais quand même ça commence. Un peu. Dans les hôpitaux spécialisés pédiatriques en tout cas, ils le font. À Necker, de mon expérience, mais je sais qu’à Debré et à Trousseau, le personnel soignant parle aussi aux enfants. Même tout bébés.

Là au Sri Lanka, concrètement, l’infirmière a attrapé le bras de Lu, elle a dit « it’s small it’s small » en secouant la tête quand il a demandé si ça faisait mal, et clac elle l’a piqué.

Ça me met hors de moi quand on ment en disant ça fait pas mal alors que ça fait mal.

J’arrive pas à comprendre. C’est quoi l’idée ? Pourquoi se griller direct comme menteur auprès d’un enfant ? Parce qu’on espère que l’enfant ne va pas pleurer si on lui dit mais non mais non c’est rien du tout ? Moi ça me tue.
Qui on est pour dire ça fait pas mal quand l’autre en face est rempli de crainte et d’angoisses, et qu’il a peur de mourir de la rage ?

Tu vois ton mec au moment où tu es en train d’accoucher te dire :
« Mais non… it’s small it’s small… y’a plein de femmes qui l’ont fait avant toi, allez c’est rien du tout ! »

Mais arrête, pitain !!!

J’étais tellement énervée à cause de ça, la négation de la douleur, et stressée pour Lu parce que je ne comprenais rien à ce qui se passait, que je n’ai pas pris de photo d’infirmière. J’avais pas envie de demander. Mais ça valait la peine…
Papa Écureuil me connaît par cœur. Il m’a fait un clin d’œil et a chuchoté dans mon oreille :
« Qu’est-ce que tu regardes ? Tu veux les mêmes chaussettes ? Tu penses à un déguisement d’infirmière sri-lankaise pour la prochaine fête chez Arnaud & Maud ?! »

 

Au-delà de la coiffe, ce qui m’a interpelée surtout, dans la tenue des infirmières sri-lankaises, ce sont les chaussettes de joueur de foot ! Source photo : www.freepackers.fr/fr/blog/articles/stage-infirmier-au-Sri-Lanka.html

 

On était détendus, quand même, de rigoler avec ça à ce moment-là, parce que l’infirmière a vacciné Lu sans enfiler de gants stériles, sans se laver les mains avant, et sans même nous montrer la boîte et la date du produit qu’elle lui a injecté.

Ça nous a rappelé le dispensaire gynécologique au Mali, quand j’étais enceinte de la Petite Souris, où le médecin voulait absolument me perfuser, je devenais dingue !

Et on s’est dit Mickaël et moi que, rien que pour cette expérience édifiante à travers la médecine publique sri-lankaise, c’était bien d’avoir un guide. On se serait probablement débrouillés sans Rohitha mais on aurait perdu beaucoup de temps. Et d’informations.

D’abord parce qu’on n’aurait jamais osé doubler dans la queue et passer sans gêne devant les autres comme tout le monde fait ici. Donc on aurait attendu pendant des heures dans la chaleur et les microbes alors qu’on avait laissé la Petite Souris et le Marcass’ tous seuls dans la chambre de notre guest-house. On leur avait expliqué bien sûr, qu’on partait pour accompagner Lu tous les deux à l’hôpital le plus tôt possible, et que l’un de nous reviendrait si c’était trop long. Mais quand même.

Et puis aussi parce que, sans guide, au niveau communication, on aurait été perdus. Et on aurait paniqué peut-être, j’aurais été moins attentive à essayer de rassurer Lu. Parce que c’est pas comme si les infirmières parlaient anglais. À part dire que l’aiguille est small alors qu’en fait pas du tout.

Et même avec les traductions de Rohitha, ce qu’on n’avait pas compris Mickaël et moi, ni en anglais ni, a fortiori, en cinghalais, c’est qu’il y avait DEUX injections de DEUX doses chacune à faire. Donc quatre doses au total pour la première vaccination, avec une injection de deux doses dans chaque épaule. Pour un p’tit Lu qu’on avait déjà difficilement préparé à une seule injection et qui l’a subie comme une agression. Oppressé par les patients suivants qui s’apprêtaient à prendre sa place sur la chaise, s’asseoir sur ses genoux peut-être.
Évidemment la deuxième injection a fait très mal…

 

À l’hôpital public de Tissamaharama, avec Rohitha à droite qui nous a conduits d’un couloir à un autre, en passant devant tout le monde comme ça se fait ici…

 

Après cette première expérience traumatisante pour le Grand Lièvre, il a fallu le préparer à la troisième injection anti-rabique quatre jours plus tard, la veille de notre départ du Sri Lanka. Nous avons rejoint Colombo, la capitale, pour consulter le médecin sri-lankais qui travaille avec l’Ambassade française. Il ne parle pas français mais il parle très très bien anglais, et déjà c’est rassurant pour nous de au moins, juste, comprendre ce qu’il nous dit. De la maladie – la rage – de comment opère le vaccin, et des suites à donner, le protocole, les prochaines injections dans un autre pays.

La différence entre le système de santé public et le système de santé privé au Sri Lanka est énorme. Un canyon entre les deux, pour reprendre l’expression de quelqu’un que je connais.

Dans le cabinet privé de ce médecin, c’est climatisé, il y a un savon pour les mains, et pas de mouches partout qui se posent sur la bouche de ton enfant transpirant. Surtout, il y a une vraie porte qui ferme à la place du rideau crado ou même de rien du tout comme on l’a expérimenté dans d’autres boxes de l’hôpital public.

 

Troisième injection anti-rabique à Colombo dans un cabinet privé.

 

On n’est pas bousculés par des gens qui cherchent à passer devant nous, papa Écureuil peut parler autant qu’il en a besoin avec le médecin et obtenir un papier avec les dates des prochaines étapes (j’ai déjà dit que c’était un PERIPLE anti-rabique ?).

Cette fois j’ai le temps de serrer la main du Grand Lièvre tout tremblant et de lui dire, les yeux dans les yeux :
« Ce qui te fait le plus mal mon Lulu, c’est la peur. La douleur de la piqûre, tu peux la supporter sans problème. Mais ta peur, elle te paralyse. C’est elle qui fait mal. »

Il hoche la tête, il me croit parce que je suis sa maman. Mais il est encore trop crispé et on manque de temps pour faire un vrai prolongement comme en haptonomie.

Expérience 2 : Bali

À Bali, la quatrième injection doit être faite dès le lendemain matin de notre arrivée (c’est-à-dire trois jours après l’injection précédente à Colombo). On a peu de temps pour prendre nos marques et s’organiser mais papa Écureuil a grave assuré. Depuis le Sri, il a déjà appelé les hôpitaux publics balinais qui sont tous en rupture du vaccin contre la rage. Contacté notre assurance en France en décalage horaire mille fois. Aligné les protocoles sur l’Institut Pasteur qui recommande un autre planning de vaccinations. Vérifié qu’on pouvait se rendre dans les temps dans une clinique privée qui a encore du stock de vaccins. Commandé un taxi.

Et j’avoue, quand on entre pour la première fois (car il y en aura d’autres) chez SOS Medika, je suis soulagée.

 

Devant chez SOS Medika, clinique privée à Kuta (Bali, octobre 2018).

 

Parce que c’est pas la même qu’à Tissamaharama.
D’abord la doctoresse a des gants stériles. Elle nous montre la boîte du vaccin, le numéro de lot qu’elle colle sur un papier pour le suivi. Puis elle parle à Lu en le regardant dans les yeux. Elle prend le temps de lui sourire et de lui dire en anglais qu’il est « brave », et aussi qu’il est « smart », parce qu’elle l’a entendu répéter plein de mots d’anglais pour nous demander ce qu’ils veulent dire.

Pour moi toute cette préparation, ce contact humain est très important.

C’est pareil en France : si j’ai pas ça, je ne revois plus jamais le médecin. C’est une des principales raisons pour lesquelles j’aime ma sage-femme.
Et je trouve que cette qualité de rapport humain est encore plus indispensable pour un enfant – de surcroît un enfant angoissé parce que dans une situation inconnue dans une langue qu’il ne comprend pas.

 

Troisième vaccin contre la rage à SOS Medika (Bali, octobre 2018). On voit que le Grand Lièvre est beaucoup moins stressé qu’au Sri Lanka.

 

La relation avec les parents est beaucoup plus soignée dans ce que j’ai vu du privé, aussi. Avec un vrai travail de prévention, comme de nous avertir : si si, l’État ne le dit pas mais il y a la rage à Bali. Soyez prudents. N’emmenez pas vos enfants à la Monkey Forest à Ubud (gros spot touristique).
Je ne suis pas quelqu’un qu’on peut qualifier de « prudent ». Mais j’ai accroché avec la docteure balinaise qui m’a parlé. J’ai eu envie de suivre son conseil.

Nous ne sommes pas allés à la Monkey Forest.

Et nous avons décidé d’organiser notre voyage à Bali de façon à pouvoir revenir dans la même clinique aux dates prévues pour la cinquième et la sixième injections (la septième et dernière, si tout va bien, étant à faire à l’Institut Pasteur en France dans cinq ans).

Le dernier jour à Bali, alors que nous attendions dans la salle d’attente (mais jamais plus de dix minutes) pour la sixième injection, j’ai quand même pensé que je ne pourrais pas vous raconter le système de santé public balinais puisque je n’en ai rien vu. Mais avec ce que j’en ai entendu, et le souvenir effrayant de l’hôpital de Tissamaharama, j’avoue que j’étais soulagée qu’on s’en soit tenus au privé.

Et ce qui m’est venu dans la tête à ce moment-là, c’est : comme des gros privilégiés.

J’ai éprouvé de la gratitude en pensant une fois de plus à la chance qu’on a, en France, d’avoir accès POUR TOUS à un système de santé aussi performant qui ne trie pas les gens par l’argent. Quoi qu’on dise des hôpitaux publics français, des délais d’attente trop longs, de l’accueil désagréable parfois, moi la première, on est soigné gratuitement et on est bien soigné.

 

Le Grand Lièvre dans l’écharpe, tout juste quatre mois (Québec, septembre 2011). C’était AVANT le début des parcours hospitaliers…
Pourquoi lui ?

Cette gratitude envers le système de santé français, je l’ai éprouvée mille fois au fil des rendez-vous à l’hôpital quand le Grand Lièvre n’était qu’un tout petit lapin. Et c’est souvent cette santé fragile du début de sa vie que je mets en avant quand j’explique à des amis que je m’inquiète pour Lu. J’essaye de me justifier par des raisons que je pense valides, objectives…

Double pneumopathie avec 41° de fièvre et hospitalisation à sept mois.
Arthrite du coude gauche avec hospitalisation à huit mois, mais opéré sous anesthésie générale à neuf mois parce que l’interne de l’hôpital n’a pas pu la diagnostiquer et qu’il a fallu attendre le retour du chef de service puis le transfert jusqu’à l’hôpital pédiatrique Necker.
(Je vous passe le détail que l’interne ne me croie pas, me prenne de haut, se moque, papillonne avec l’infirmière, jusqu’à ce qu’il finisse par appeler lui-même humblement l’ambulance pour le transfert d’urgence. Bon. On apprend tous.)
Long suivi post-opératoire avec deux mois de traitements lourds qui lui ont flingué l’intestin et le système immunitaire.
S’en est suivi une allergie au lait de vache, aux protéines de lait plus exactement, pendant un an. Qui a fini par disparaître, remplacée par une allergie sévère au gluten pendant encore un an et demi.

Ce « relais » d’allergie est très fréquent, m’a expliqué l’allergo-pédiatre. Mais avec une éviction totale sur une longue durée, ça finit par passer.

C’est passé. Comme les fesses de ton tout petit bébé à vif, ce n’est pas grave, les médecins ne s’en occupent pas. Mais à chaque change ton bébé hurle de douleur et ça creuse ton ventre.

Mais est-ce que c’est vraiment ça ?

Le Marcass’ aussi a été hospitalisé quand il était bébé. Plus longtemps même, plus de dix jours, et plus jeune aussi, moins de six mois, pour un asthme sévère du nourrisson qui a nécessité ensuite pendant trois ans, presque quatre, des nébulisations quotidiennes dans un appareil électrique que tu loues comme « matériel d’hospitalisation à domicile ».

Mais jamais je ne me suis inquiétée pour lui autant que pour Lu. Jamais.
Même à six mois. Même quand je passais mes jours et mes nuits à l’hôpital près de lui. Jamais.

 

Nébulisations du matin et du soir à la maison (juin 2015). Quand le Marcass’ était tellement habitué à son masque depuis tout bébé qu’il pouvait se le faire tout seul pendant que je préparais le dîner.

 

Alors ? Est-ce qu’on sait au fond de soi pourquoi on s’inquiète pour un enfant tellement plus que pour un autre ?
Et pourquoi c’est lui l’enfant que tu perds tout le temps ? Il est là, à côté de toi, et d’un seul coup il a disparu. À l’aéroport, sur la plage, dans une aire d’autoroute. En forêt, en ville.

Il y a eu cette fois aussi, quand il avait trois ans et demi, où il a grimpé sur le muret devant l’église très connue qui surplombe une ville voisine de la tienne.

Un muret à cinq mètres de hauteur au-dessus du sol.

Quand tu as relevé la tête, ton cœur s’est arrêté. Sa vie a défilé devant tes yeux, et tu en as lâché la main de ton dernier enfant qui commence à peine à marcher et qui est tombé sur les fesses dans les cailloux.
Tu n’as plus rien entendu, tu as couru jusqu’à lui, l’autre, celui pour qui tu t’inquiètes, tu l’as arraché du muret et tu l’as serré contre toi jusqu’à ce qu’un papa Écureuil arrive et te l’enlève. Parce que tu ne pouvais même plus parler. Et que tu l’étouffais aussi, le pauvre.

 

Lucien à quatre ans, quand ses allergies se sont terminées et que ça a commencé à aller mieux (septembre 2015).

 

Ce soir [11 décembre 2018], quand Mickaël est allé faire un bisou dans son lit perché au-dessus de la cabine au Grand Lièvre malade, qui renifle parce que je le laisse rester en short dehors dans le froid et sous la pluie, j’ai entendu :

« Bonne nuit papa. J’ai hâte d’être un papa comme toi, comme ça j’aurais plus froid. J’aurais chaud avec mes poils. »

Je ne cherchais pas à écouter spécialement mais bon, c’est petit dans le camion. J’écris sur l’ordi sur la table presque en dessous de là où ils dorment, on entend tout.
J’ai eu les larmes aux yeux. Papa Écureuil l’a vu tout de suite en redescendant, il m’a dit : « Nan mais toi avec ton Lulu… ».
Mais oui. J’ai pensé : quand il sera un papa, j’espère qu’il n’aura plus jamais froid. Qu’il sera grand, qu’il se battra. Pas comme un mec au sens de moi je suis UN MEC comme son petit frère, mais juste pour qu’il soit fort dans ce monde. Pour plus que je m’inquiète.

Et quand je dis « fort », je ne veux pas dire pour supporter les petits bobos. C’est l’inverse qui se passe avec Lu. Il a une résistance à la douleur qui a été diagnostiquée quand il avait huit mois comme étant exceptionnelle. C’est même la raison pour laquelle les pédiatres de l’hôpital ont mis tant de temps à trouver de quoi il souffrait. Parce qu’il ne montrait aucun signe de souffrance justement. Et que ça ne leur paraissait pas possible.
Il résistait.

Or la douleur permet de s’arrêter, de trouver ses limites. La peur, aussi.

Alors un enfant qui n’a pas mal et qui n’a pas peur, c’est juste flippant.
Les gens te disent : Oh là là qu’est-ce qu’il est courageux, c’est bien ça dis donc !
Mais non c’est pas bien. C’est flippant. Et le jour où ton enfant a mal, tu le prends très au sérieux et tu t’angoisses parce que tu sais que ce n’est pas « un petit truc ».

 

Le Grand Lièvre en exploration au petit matin à Mirissa (Sri Lanka, octobre 2018).

 

Maintenant ça va mieux parce qu’il a peur, un peu. Des méduses, du vertige, des piqûres de vaccins. Des chats errants qui lui sautent dessus et le griffent.
Moi ça me rassure. Je lui dis.

C’est bien que tu aies peur, c’est normal. La peur, ça t’empêche de te mettre en danger.

Mais bien sûr, il ne faut pas que la peur empêche de vivre, ni même de prendre des risques.
Par exemple ici, en Nouvelle-Zélande, ils ont super peur du sale, des microbes, de la contamination, de l’étranger. De tout ce qui pourrait n’être pas safe, comme on entend beaucoup.

Pourtant prendre des risques, ça fait partie de la vie, c’est même un chapitre important de mon discours aux babi. Et ici aussi. Oser. Risquer. Tomber oui, mais se relever et essayer encore.
Alors forcément, ce n’est pas agréable pour moi de faire ce constat que oui je m’inquiète pour lui plus que pour les autres. Mais est-ce que ce serait pas pire de le nier, de faire comme si de rien n’était ?

On n’élève pas ses enfants pareil parce qu’on n’est jamais tout à fait la même personne au moment où ils arrivent.

On a vécu des choses différentes avant et après eux. On n’est pas le même parent quand on le devient pour la première fois ou quand on l’est déjà.
Je me disais : des jumeaux ou des jumelles, peut-être, on a une chance de les élever pareil.
Mais je connais des parents de jumeaux et de jumelles. La chouette d’abord, et puis mes anciens voisins, et puis d’autres encore. Et en fait non, on transmet les mêmes valeurs bien sûr mais on ne les élève pas exactement pareil parce qu’ils sont différents et que leur histoire est différente dès le début. La grossesse d’abord, puis la toute petite enfance, selon qu’ils ont souffert ou non, même de choses banales comme les coliques du nourrisson, ils ne se construisent pas de la même façon.

Et on ne s’inquiète pas de la même façon non plus si on a craint pour leur vie quand ils étaient petits.

 

Le Grand Lièvre sur un pont suspendu au milieu des séquoias du Redwood Walk (Nouvelle-Zélande, décembre 2018).

 

Moi au fond, je sais pourquoi je m’inquiète autant pour Lu. Mais c’est pas pour ça que j’arrête quand je veux. Parfois oui quand même, dans certaines situations, réfléchir dessus m’a aidée à prendre sur moi. Et donc à le libérer, lui, de mon inquiétude. Pour qu’il gagne en force, en estime de lui, pour qu’il sente que je lui fais confiance aussi et qu’il peut aller vivre sa vie.

Mais ça ne marche pas à chaque fois. Parce qu’il y a ce truc viscéral en moi, qui s’arrache à chaque fois que le numéro de l’école s’affiche sur l’écran de mon téléphone.

 

*****

 

Et vous, y’a-t-il un de vos enfants pour qui vous vous inquiétez davantage que pour les autres ?

Savez-vous pourquoi ?