C’est quoi, partir ? (1)

Photo : Un matin tôt, en trek dans la jungle, Krong Koh Kong (Cambodge, février 2010)

 

1er octobre 2018.

Cette date, comme une formule magique, fixe le jour de notre grand plongeon dans l’inconnu.
Celle du vrai premier jour, après tous les J-quelque chose qui décroissent depuis qu’on a décidé de faire basculer notre rêve dans la réalité… et qu’il se retrouve donc confronté à l’épreuve des autres.

Les autres…
Qui parle d’enfer et de Sartre ici ?!

Les réactions à notre projet de voyage sont multiples et, dès le début, il est clair qu’elles en disent bien plus sur ceux qui en parlent que sur nous.

Il y a ceux qui sont ultra enthousiastes : « Mais c’est génial ce que vous faites ! Je rêverai de partir comme ça moi aussi… ».
Ou bien : « J’avoue que je ne me verrais pas faire un truc pareil personnellement, mais je trouve ça super que vous osiez ! »

Il y a ceux qui sont pragmatiques (et hyper stressants) : « Dix-onze mois, c’est long quand même… Vous allez faire quoi de votre maison ? Avec quoi vous allez vivre ? Vous habiterez où ? Pour l’école, vous allez faire comment ? Et si les enfants sont malades ? »

Et puis il y a ceux qui sont plus… euh… je pourrais dire réservés, mais je serais en deçà du réel – et je n’aime pas être en deçà, jamais.
Ceux qui ne comprennent pas, ceux qui pensent qu’on est des oufs. Surtout avec des enfants. Des gros bab’. Irresponsables. Je l’ai entendu.

 
Attendre…

Papa Écureuil a déjà (un peu) répondu à la question : pourquoi maintenant ?

Mais le sujet de l’âge des babi nous revient souvent, sur le mode : « Ah oui, c’est sympa ce que vous voulez faire, mais quand même vos enfants sont jeunes, ils ne s’en souviendront pas ! Moi si j’étais vous, j’attendrais qu’ils soient plus grands… »

Mais on a attendu.

On a attendu des années pour économiser suffisamment d’argent.
Entre-temps, on a refait des enfants, ce qui a nécessité d’économiser encore plus pour des billets d’avions supplémentaires, et donc d’attendre encore. Forcément.

Ensuite on a attendu que les babi soient un peu plus grands et un peu moins fragiles.

On a attendu qu’il n’y ait plus d’allergie au lait, puis au gluten, plus de compresseur nébuliseur à aérosol tous les jours, plusieurs fois par jour, contre un asthme sévère du nourrisson.

On a attendu qu’il n’y ait plus de couches, et même, plus de pipi au lit.

On a attendu qu’ils marchent tout seuls sur une durée acceptable.

On a attendu. Et maintenant c’est bon, comme dirait le Marcass’.

Parce qu’on peut passer toute sa vie à attendre sur un quai de gare, et un jour on s’aperçoit qu’on ne peut plus bouger les jambes pour monter dans le train parce que la peur les a sciées. C’est ça le problème, la peur. Sinon y’a rien.

Et c’est ce qui me fait dire qu’il n’y a pas de « bon » moment à attendre.
Le seul bon moment, c’est maintenant.

Bien sûr que les babi ne se souviendront pas de tout ce qu’on va découvrir ensemble. Mais l’objectif de notre TDAP en famille n’est pas qu’ils accumulent des souvenirs pour plus tard.
Moi-même je ne me souviens pas tant que ça des lieux que j’ai visités au Cambodge ou au Mali, et pourtant j’étais adulte. Et alors ?

Je me fiche complètement que l’architecture d’un temple ou la splendeur d’un paysage soient gravées ou pas dans la mémoire des babi. En revanche, j’ai l’espoir qu’ils garderont en eux, quand bien même ce serait de manière inconsciente parce qu’ils sont supposés être « trop jeunes », la mémoire de comment ils se seront sentis à ce moment-là. À tel endroit, avec telles personnes. Ou même, plus vaguement, cette année-là. Hors de l’école, hors du temps.

 

Le Marcass’ sur la route de Chéronissos (île de Sifnos, Grèce, août 2016).

 

Le voyage, quand il est profond, ne se limite pas aux souvenirs et aux photos qu’on en ramène. Il ouvre l’esprit, force l’humilité, aiguise la curiosité de l’autre, déploie une certaine façon d’avancer dans la vie…

Voyager en famille pendant dix-onze mois va forcément nous changer, individuellement, et changer nos rapports les uns avec les autres.

Le voyage lointain laisse son empreinte en chacun de nous.
Bien plus puissante que les souvenirs communs que l’on va se fabriquer, est la complicité qui va grandir entre eux, nos babi, et entre eux et nous.
Ces liens d’attachement qui nous tiennent ensemble et ne s’effacent pas avec le temps qui passe.

 
 
… et vivre enfin !

La « pleine conscience » est très à la mode. On lit, on entend partout, qu’il faut vivre le moment présent car c’est le seul qui puisse nous rendre heureux. Il faut abandonner le passé au passé et ne pas s’inquiéter de l’avenir. Il faut être tout entier dans le ici et le maintenant. Il faut lâcher prise. Il faut, il faut, IL FAUT !

Mais moi je trouve ça très très difficile dans la vie de tous les jours. On court tout le temps et pour tout, à l’école, au travail, à la maison, la cuisine, le linge, les activités diverses et variées (et trop nombreuses). Même caler une soirée avec des potes parfois c’est compliqué, il faut s’y prendre un mois ou deux à l’avance, jongler avec les emplois du temps de chacun…

Ce temps après lequel on court sans jamais le rattraper… et pourtant, c’est pas faute de faire plusieurs choses à la fois ! Monter une tour de kapla tout en pensant à la machine à laver à lancer absolument avant d’emmener les babi à l’athlé.

Pour moi, partir c’est arrêter ça justement.
Je crois que le voyage peut m’aider à ralentir, lâcher prise sur la maîtrise du temps. Essayer de ne plus faire qu’une seule chose à la fois. Ne serait-ce que parce que je ne pourrai plus cuisiner et planifier, ni me monter une to-do list de folie.

 

© Astrid Cornet

 

Parfois, on part pour fuir. Ça arrive, après une rupture, un deuil. Quand on est en miettes, quand on n’a plus rien à perdre. Et je ne juge pas, je l’ai fait déjà. Et ça m’a aidée.
Quelqu’un qui écrit bien l’a même rapporté dans un de ses livres : « Tu penses à cette fille revenue du Mali bronzée de l’intérieur. »
Je n’avais pas vu les choses comme ça. J’ai trouvé que c’était beau…

Mais notre projet de voyage en TDAP, pour moi, c’est l’inverse de la fuite.
C’est, au contraire, s’arrêter de courir pour assumer, vraiment, la vie qu’on a choisie.
Vivre ensemble (et donc tout le temps, pas juste la nuit, un petit bout de matin et un petit bout de soir).
Avoir trois enfants (tout le temps aussi 😉 ).

C’est regarder bien en face les choix qu’on a faits jusqu’ici, et les réinterroger un par un :

  • Pourquoi a-t-on toujours envie d’être ensemble ?
  • Qu’est-ce qu’on souhaite vivre tous les deux, et qu’est-ce qu’on veut construire en famille tous les cinq ?
  • À ce propos, est-ce qu’on est au complet à cinq ?
  • Qu’est-ce qui fonctionne bien dans notre vie ? Qu’est-ce qui nous rend heureux les uns les autres?
  • À l’inverse, qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Pourquoi ?
  • Est-ce que le choix que je ne travaille pas est toujours la meilleure option pour chacun d’entre nous ?

Partir, c’est, en même temps qu’on ouvre grands les yeux sur le monde, se découvrir nous-mêmes comme des personnes à part entière, pas enfermé.e dans un rôle de parent ou d’enfant.

Je le dis déjà aux babi : je ne suis pas qu’une maman.
Mais ce n’est pas la même chose, pour eux, de l’entendre répété au milieu d’autres revendications que de l’expérimenter ailleurs, à l’étranger, dans un cadre qui n’est pas celui de la maison.

Car bien sûr, je suis « à la maison ». Je suis donc censée être disponible pour mes enfants.
(Attention là c’est sérieux parce que je ne dis jamais « mes enfants » !)

Mais justement, je suis à la maison : donc j’ai mille choses à faire sans cesse renouvelées qui ne me rendent pas disponible pour eux autant qu’ils en ont besoin. Parce que j’ai moi-même d’autres besoins : d’espace, de réflexion, de liberté, d’intimité aussi. Sans eux.

 

© Lise Desportes // blog.liliaimelenougat.fr //

 

N’empêche, ça me serre le cœur de m’entendre trop souvent leur répondre : « Non, pas maintenant, je n’ai pas le temps ! ». Ou : « Non, pas là, tu vois bien que je suis occupée ! ».
Voire même : « Écoute non, j’ai pas envie là… ». Si, si, je dis ça.
Vis ma vie de maman, et tu vas comprendre.

Mais je sais qu’un jour je ne serai plus « occupée » et je regretterai ce temps disparu que je leur aurai refusé. Par nécessité bien sûr, mais parfois pas que.

Alors ce voyage est pour moi un moyen hors du temps, hors de nos contingences matérielles habituelles, de leur accorder une pleine attention. Pour de vrai. Pas entre finis ton kiwi et va te brosser les dents, y’a école demain.

Partir pour combler le besoin d’attention et de proximité de chaque enfant, individuellement, autant que je le peux. Et je le pourrai d’autant plus que je ne serai pas seule à donner puisque Papa Écureuil sera là. Tout le temps.

 

 
se rapprocher

Alors oui, ce voyage est un peu une façon illusoire d’arrêter le temps.

Ou disons plutôt : une façon de s’autoriser à vivre à fond ce temps-là, ce temps de l’enfance des babi. Se rapprocher d’eux au maximum, au moment de leur vie où ils sont peut-être les plus complices les uns avec les autres, et où on peut encore les consoler de tous leurs chagrins parce que leur confiance en nous est totale (et totalement folle).

 

Août 2015, à la maison. Où tu vois qu’en trois ans, la Petite Souris n’est déjà plus tout à fait la même Petite Souris

 

Et c’est ce qui compte le plus pour moi au final.
Ces fils que l’on tisse, jour après jour, pour construire les liens entre nous et que je souhaite assez solides pour résister quand le vent soufflera très fort.

On les tisse avec de l’amour et de l’attention depuis que les babi sont nés, bien sûr, on les renforce avec les valeurs qui sont importantes pour nous et dont je parlerai dans la deuxième partie de cet article, mais toutes les petites perles de rosée qui viennent se déposer sur ces fils à l’aube de chaque nouvelle journée sont inspirées d’eux, les babi, de leur joie de vivre et de leur enthousiasme sans cesse renouvelé.
J’oserais : cette force de penser que le plus beau reste à venir.

Garder espoir.

Croire en ses rêves.

Faire confiance à demain.

Retrouver l’indispensable légèreté de l’être.
Celle qui nous fait éclater de rire et chasser le chagrin. Celle qui cherche le soleil pour qu’on ne reste pas au fond du gouffre. Celle, encore plus légère, qui dit oui pour une glace sur le port après le dîner alors qu’on a déjà bien assez mangé.
Je ne parle pas ici de l’insoutenable légèreté de l’être comme Kundera, mais au contraire de l’indispensable légèreté de l’être. Celle que l’on devrait préserver envers et contre tout, parce qu’elle est la joie, et que l’on perd pourtant si facilement dans la simple existence au quotidien.

Cette légèreté de l’être, on ne la voit même pas qui nous quitte et on ne comprend pas pourquoi on se sent si mal alors qu’on a « tout pour être heureux ».

 

Et puisque je suis une araignée, c’est ça le plus important pour moi : tisser une toile solide mais légère, joyeuse, dont chacun des fils principaux renforcent notre estime de soi, parce qu’on n’a pas peur de vivre pleinement et maintenant.

On ne sait pas de quoi demain sera fait, alors profitons aujourd’hui.
Aujourd’hui qu’on est en bonne santé, aujourd’hui qu’on est ensemble, aujourd’hui qu’on s’aime. Avant que les babi grandissent trop vite et ne veuillent plus partir avec nous…

 

*****

 

Et pour vous, c’est quoi partir ?

Ces histoires de vivre le moment présent et tout, ça vous parle ou c’est un « il faut » de plus dont vous vous passeriez bien ?